{Voyager seule} Marcher - ou comment grandir

Je marche. Je ahane, mon sac à dos me cisaille les épaules, la nuit tombe vite en montagne, la journée a été très longue, et je ne suis même pas sûre d'être sur le bon sentier. Suis-je vraiment une aventurière ? En cet instant, j'en doute fort.

Je me suis finalement installée près d'une haie folle, dans un sentier secondaire, j'ai sorti mon duvet et le sur-sac, et j'ai dormi dehors, ma première nuit seule à la belle étoile dans le vaste monde.
Ce matin, la compagne de mon parrain, chez qui j'ai passé mon ultime nuit "civilisée" - sorte de sas de décompression avant de m'aventurer dans une autre dimension -, m'a dit ceci : deviens qui tu es...



Automne 2018
Il y a sept ans, je suis partie quelques jours seule en montagne – très peu de temps, finalement, mais suffisamment pour que cette expérience irrigue encore celle que je suis, sept années après. Ce voyage a été de ceux qui se dessinent tout seuls, un de ceux dont j'ai senti que l'étai était déjà présent en moi, n'attendant qu'une chose sans doute : que je m'autorise à le vivre.

Je ressens le besoin, ces jours-ci, de livrer à la lecture le contenu (un peu remanié) de mon carnet de voyage d'alors. L'énergie qui m'habitait il y a sept ans me semble très proche de celle qui m'anime aujourd'hui. Donner à lire ce récit, cette histoire, ce témoignage, me semble être une façon d'alléger mon sac, mon backpack ; une stratégie, peut-être mauvaise, mais qu'importe, destinée à m'autoriser à vivre pleinement les élans d'aujourd'hui qui poussent en moi dans tous les sens, sans rester "encombrée" de l'énergie du précédent épisode.

Ce périple estival d'il y a sept ans m’a menée de chez moi (le Loir et Cher) jusqu’à Sisteron, via les Deux-Sèvres chez mes parents, puis Toulouse (ceci en transports à moteur divers). A Sisteron, j’ai marché jusqu’à Digne, chargée d’un sac de quinze kilos. Sans aucun entraînement significatif préalable. Ce chemin, c'est un bout de la Grande Traversée des Préalpes, qui se confond parfois avec le GR 6 ; la partie que j’ai empruntée est appelée parfois Route du Temps.

Je suis partie parce que je sentais que partir était, excusez du peu, une absolue nécessité. Que je perdrais une partie de moi si je n'écoutais pas cette impulsion profonde. Un besoin énorme d'indépendance, de réappropriation de moi-même, d'autonomie, de solitude. C'est peut-être étrange à lire, ou peut-être pas, finalement ; quoiqu'il en soit, je sens que c'est ce qui se jouait. 

Autour de moi, on me disait de faire attention. Que ce n'était pas un projet très prudent. Que je n'avais pas besoin d'aller jouer les affranchies seule en montagne pour prouver ma valeur.
On me disait aussi que c'était courageux. Qu'"on" ne le ferait pas, à ma place.

Non, ce n'était pas courageux ; c'était une nécessité. Je n'ai pas écouté les bons conseils apeurés et raisonnables, j'ai juste écouté ceux d'un bon ami à moi d'alors, qui vivait en montagne, et qui savait la réalité du terrain. Bornée, moi ? Allons donc. Je m'aperçois, avec le recul, que je me suis autorisée cette chose insigne et tellement peu commune dans ma vie (au moins dans ma vie d'alors), et sans doute dans la vie de beaucoup d'autres femmes : écouter le besoin qui se niche à l'intérieur de soi.

J'ai retrouvé ceci dans mon carnet de voyage, l'étai en question, les synchronicités qui ont jalonné les mois qui ont précédé, alors que je rêvais et préparais mon aventure :

    En décembre 2010, un vendredi matin froid et brumeux, je trouve un livre sur la petite départementale entre mon village et le village voisin. Ce n’est déjà pas commun de trouver un livre sur une route de campagne, mais en plus ce n’est pas n’importe lequel : Voyage d’une Parisienne à Lhassa, de Alexandra David-Néel. J’ai trouvé cela assez extraordinaire, mais me suis contentée, plutôt ravie, de trimballer le bouquin dans mon sac pendant tout le printemps.

    En avril suivant, durant les vacances scolaires, je lis un ouvrage sur le déroulé du temps, qui développe une théorie qui me réjouit profondément : le temps s’écoulerait aussi du futur vers le présent. Le propos est illustré par de magnifiques paysages des Alpes de Haute Provence et cette fameuse Route du Temps, qui relie Sisteron à Digne, et cela commence à titiller grave mes envies de grand large.

    15 mai, retour de Suisse, où j’ai emmené un groupe d’enfants chanter (je suis leur cheffe de chœur) pour un festival. Dans le bus, une petite Emmanuelle de sept ans m’offre six dessins, au dos de vieilles cartes IGN recyclées. Toujours le même coin de montagne indéterminé sur ces cartes ; je clame à la cantonade des parents accompagnateurs que c’est là que j’irai traîner mes guêtres cet été. Recherche effectuée quelques jours après : il s’agit de la vallée de la Sasse, en plein sur la Route du Temps. Wow, première émotion.

    Juin : je rends visite à une vieille amie. Je lui parle de ce projet, et elle me confie qu’elle connaît très bien cet endroit, elle y a vécu des événements très forts avec son frère, Matthias.
    Juin encore, je converse à propos des Alpes de Haute Provence sur un forum de voyage avec un gars, qui, derrière son pseudonyme, s’avère se prénommer Matthias. Deuxième émotion. La troisième : je me rends compte que les dessins m’ont été offerts le lendemain de la Saint Matthias.

    Juin toujours : j’achète mon Topo-Guide, le super guide du randonneur. J’apprends, absolument sidérée, que Alexandra David-Néel est morte à Digne.

    La veille de mon départ, je me rends chez une jeune amie qui me prête du matériel de rando : son papa, à qui j’explique brièvement mon projet, me compare spontanément… à Alexandra David-Néel (!).


Au fur et à mesure du déroulé de cette étrange piste, j'ai eu cette sensation de m'enfoncer plus profondément en moi-même. Vieux souvenirs, rêves marquants, synchronicités, rencontres inespérées : l'Univers m'a envoyé des balises tout au long de mon aventure.

Je ne me lasse pas de vivre ces synchronicités. De constater que l'Univers a de l'humour, de la suite dans les idées, de constater que nous tissons une grande toile dont la trame est déjà là.
Sur mon chemin, j'ai croisé trois personnes que j'ai recroisées le lendemain, après une journée épique qui m'aura fait l'effet de durer trois jours. Et ils l'ignorent, mais j'ai continué à tisser et à broder avec cette rencontre : neuf mois plus tard, je suis repartie pour une autre randonnée, ailleurs, grâce à un guide touristique écrit par l'homme le plus âgé – j'ai réussi, en menant une enquête serrée, à trouver son nom. Mais c'est déjà une autre histoire que celle que je vous raconte ici...

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J'ai marché seule. Le soutien des autres m'allait bien, mais de loin. Cette aventure-là - à mettre, cependant, en perspective : je n'ai franchi aucune frontière et ce périple n'a duré qu'une semaine -, il me fallait la traverser en ne comptant que sur moi, mes propres ressources, mes propres intuitions. Je ne voulais pas déléguer cette puissance que je voulais reconquérir.

Je voulais ressentir cette sensation : être loin de mes semblables, tester mon assurance, tester mes limites peut-être, sentir jusqu'où je pouvais aller, physiquement et psychiquement, je voulais vivre cette rencontre entre un rêve venu de loin et la réalité, je voulais grandir, et grandir, ça passait par cette expérience-là.

Bonne lecture !



Été 2011
Jour #0 - Toulouse, petit matin

"Deviens qui tu es"
Dernier salut de Marie, ce matin, avant que je plonge dans le métro.
Elle est très belle. Une petite soixantaine d’années, un visage très juvénile encadré par une masse de cheveux gris tout frisés, très frêle d’apparence ; je n'avais pas vu cette femme depuis onze ans. Cette rencontre m’a permis de poser beaucoup de questionnements au commencement même de mon voyage, cela m’a fait vivre une sorte de sas de décompression, comme pour entrer dans un autre monde.

Le même soir - Aix-en-Provence

Me voilà à Aix, en transit ; j’attends mon bus pour Sisteron. Étrange sensation : celle de n’être livrée qu’à moi-même.
J’ai eu comme un moment de vide quand ma co-voitureuse m'a déposée ici : ouh là, ça y est, tout est maintenant entre mes mains, à moi le grand monde - comment on s'en saisit, du grand monde ?
J’ai mon billet pour Sisteron, mais je ne sais pas trop ce que je vais y faire ce soir : je pars directement ? J’y dors ? Ce qui m’ennuie, c’est que tout sera fermé à l’heure à laquelle je vais y arriver, je ne pourrai me signaler à aucune autorité compétente comme randonneuse solitaire, comme me l’a recommandé expressément mon ami baroudeur.


Jour#1 – Sur les hauteurs de Sisteron

Premier réveil.
Les dernières heures d'hier furent épiques. Je suis arrivée à Sisteron à 19h. Pile : la jeune femme de l’Office de Tourisme en fermait les portes. Elle m’a gentiment conduite à la gendarmerie, où j’aurais pu, à une autre heure, me signaler ; fermée elle aussi. Qu’à cela ne tienne… ; j’ai tourné un peu dans Sisteron, sans tout comprendre des indications de mon Topo-Guide, ni de celles des bienveillants autochtones rencontrés sur le terrain, avec évidemment mes quinze kilos sur le dos.
Je traverse enfin la Durance, et trouve le début du sentier - pas très sereine. Et bien fatiguée déjà.

Me voilà donc sur un sentier qui, mazette, monte. En pente douce, qu’y dit le guide. Ah bon… ?!
Je croise un homme avec deux bidons vides dans les mains alors que je m’embrouille les pinceaux à essayer de ranger ma carte IGN dans ma pochette, couteau suisse dans une main, appareil-photo dans l’autre, et chaussette censée protéger ce dernier par terre. Le couteau, c’est parce que la jeune dame de l’Office de Tourisme, charmante, m’a parlé d’agressions de femmes seules récemment. On se rassure comme on peut, hein ?

Je recroise l'homme devant une fontaine où il remplit ses bidons, un peu plus haut. On parle un peu, il me demande si je fais le chemin de Compostelle, je lui réponds que non, mais que ça y ressemble ; il me dit aussi, le regard lointain, que je lui fais penser à quelqu’un.
Je ne saurai jamais à qui.

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Je me suis arrêtée pour manger, pas loin d’une maison – en fait, je suis en train de le comprendre, c’est la proximité des humains qui ne me rassure pas.

J’ai téléphoné à Alexandre, l'ami baroudeur qui a voyagé partout, qui bosse actuellement dans le Parc du Mercantour, qui me rejoint lundi pour deux derniers jours de marche ensemble, et qui m’a briefée ces deux derniers mois pour mes préparatifs. Oui, je l’appelle, comme ça, au cas où, quelqu’un sait où je me trouve ; oreille rassurante, Alex, il est réconfortant.

Je repars, ragaillardie, à l’assaut de la montagne. Et je monte, et la nuit tombe, et rien, pas un endroit qui me paraisse correct pour dormir. Je ahane, et me courbe de plus en plus. Arrivée au col, je trouve la bifurcation annoncée ; un autre chemin en part, moins fréquenté, je trouve de l’herbe haute, et un petit taillis qui semble m’attendre. Il était temps : 22h15. La nuit est franchement tombée.
Je n’ai pas monté la tente : bizarrement, je préfère être à l’extérieur, pour pouvoir être à même de voir ce qui m’entoure. J’ai donc sorti, pour la première fois, le matos hi-tech que m’a prêté Alex : le sac de couchage (très très cher !) et le sur-sac. Et je me suis mise à veiller, l'oreille aux aguets et le sursaut facile... Bon an, mal an, j’ai dormi un peu, en faisant plein de rêves étranges.

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Réveil à 6h. Un peu endolorie, mais moins que je le craignais. J’ai pris mon temps pour m’organiser : petit-déjeuner, toilette sommaire, évaluation de l’état de mes voûtes plantaires… et au moment crucial où j’allais faire pipi dans le taillis voisin, j’entends une voiture. Ce n’est certes pas la première, mais celle-ci s’arrête et les portes claquent. Sifflement, chien, deux voix masculines ; je m’arrête en plein élan, remonte mon pantalon – bien m’en a pris, les deux messieurs passent dans le chemin juste à côté, derrière la haie ; le chien a galopé partout, mais je me suis mise en mode "je suis invisible, rien ne peut m’atteindre", il n’a rien senti, ce chien, pas même les victuailles que je transportais dans mon sac ! Les deux hommes, certainement très sympathiques - mais je n'ai pas creusé la question -, sont passés à deux mètres de moi. J’ai eu la peur de ma vie.

Ils sont finalement passés, j’ai pu enfin faire pipi tranquillement, j’ai soigné mes ampoules, et je me suis mise à écrire pour exorciser toutes ces émotions.
Il est 8h30. Le monde s’ouvre à moi !

Après-midi - Quelque part sur le GR6

Depuis le début de l’après-midi, j’ai en tête cette chanson de Claude Lejeune (qui n'a de jeune que le nom, c'est un compositeur de la Renaissance) :

Beau rossignol qui chante
Dis-moi comment il faut aimer
Il faut savoir se taire
Et souvent oublier…

En l’écrivant, m’est revenu le verbe "se taire". Impossible de le retrouver sans crayon : je chantais "se perdre", sachant bien que c’était une erreur - mais une erreur de circonstance, puisque c’était la réalité !
En proie au doute, j’ai sonné à la porte d’un gîte (le chemin est campagnard, mais je croise encore beaucoup de maisons sur le trajet), où les propriétaires m’ont remise sur le droit chemin – c’est-à-dire m’ont fait faire demi-tour - ce que justement je craignais.

Une fois remise dans la bonne direction, comme il était 15h et que le soleil tapait fort, je me suis octroyée une sieste au bord de l’eau, sieste que je vais bientôt interrompre pour monter enfin vers le prochain village, que j’espère bien rallier avant la nuit. Je ne peux normalement plus me perdre, j'ai récupéré une copie du bout de carte qui me manquait.

Un peu plus haut, une femme m’a montré le chemin et donné de l’eau. Une beatnik, le visage buriné, très belle. Elle déchargeait une voiture bourrée d’objets anciens dans une vieille bâtisse en pierre. Je l’ai recroisée plus tard, au volant de sa petite voiture verte.
…tiens, étrange, la "petite voiture verte" m’a taraudée une journée entière, et donc taraudé mes parents, lorsque j’avais cinq ans ; c’était une petite voiture que j’avais perdue dans le jardin, et qui a dû, je crois, être écrasée par une vraie.
Je me plais à imaginer que cette femme est un avatar de moi-même, dans une autre dimension, au volant de ma petite voiture verte… et ce serait donc à moi-même que j’ai demandé le chemin. Le soleil taperait-il trop fort ?

Jour#2 - Gîte d’étape

J’ai dormi dans un vrai lit, et dîné hier soir dans une salle à manger pleine de convives !
Et me voilà réveillée, avant même la sonnerie de mon téléphone ; je cale mon rythme avec le soleil, dirait-on. J'ai en tête des rêves très étranges ; j’y vois notamment mon amie Alice, morte il y a sept ans et qui, bien vivante dans ce rêve, m’y annonce qu’elle est enceinte.
Je me prépare pour la journée, je continuerai plus tard.

Midi - Près d’une source 
 
Il faut que je finisse de raconter mon épopée d’hier...
Après m'être perdue, puis retrouvée, il a plu. Branle-bas de combat, déploiement du poncho de pluie, look Dark Vador mais on a limité les dégâts.
Et quand il a arrêté de pleuvoir, il fallait que je sorte d’un enclos à moutons, mais si les espaliers (pour passer au-dessus de la clôture électrique) étaient bien là pour y entrer, je n’ai pas trouvé ceux censés être là pour en sortir. J’ai donc manœuvré clôture, sac, moi, poncho, barbelés pour pouvoir sortir de ce drôle de piège...
…alors, percluse d’émotions, quand j’ai vu "Gîte", nuitée à 15€, j’ai opté pour le confort. Aucun regret !

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Ce matin, après mes rassemblé mes affaires, je suis allée préparer mon petit-déjeuner, que j’ai partagé avec Amandine, l’une des filles rencontrées au dîner de la veille. On a passé un moment très agréable, à deviser sur nos marmots et nos envies de femmes-mamans, et de nos différents challenges – le voyage en solitaire pour moi, l’intégration dans un groupe de rando à cheval pour elle.

Après avoir salué mes hôtes, je suis repartie le cœur content vers la Chapelle de Dromon ; c'est la première étape vers mon objectif de la journée, le Sommet du Corbeau, sur le chemin des crêtes. Ils sont mignons, les montagnards : sur les panneaux, il est indiqué "Promenade de Dromon". Promenade ? Tu sues sang et eau, tu buffes, tu marches sur les rotules, oui...

Je me suis vraiment sentie au milieu de nulle part, ce matin. Et c’était grisant.
J’ai donc été très surprise, et ma surprise a été partagée, lorsque dans ce no man’s land j’ai croisé trois randonneurs : un homme d’une cinquantaine d’années, et un garçon et une fille de mon âge, à peu près. Ils ont demandé à voir ma carte, et puis on a échangé à propos d’un artiste dont j’ignorais tout qui sculpte des œuvres d’art dans des refuges des Alpes de Haute Provence ; et ils avaient dormi dans l’un de ces refuges la nuit d’avant.
Du coup, l'homme le plus âgé m’a montré un livre (passionné, pour porter un livre aussi lourd en rando !) ; j’ai posé mon sac, précautionneusement, aidée par le jeune homme, qui m’a dit, très observateur et admiratif : "C’est lourd !"
Ouaip. C’est lourd ! Ils se sont tous trois étonnés de me voir randonner seule, et m’ont parlé de Compostelle (oui, ça y ressemble, mais je suis dans le mauvais sens, tout ça)...

Et après cela, à la fin de cette grande descente, je me suis posée près d’une petite source charmante où je me suis trempé les pieds et fait de la lessive : j’ai rafraîchi des affaires avec une once de savon d’Alep. Nan - je n’ai pas mis de détergent dans l’eau de source...


Près du Sommet du Corbeau – 21h

Proverbe du soir, espoir : la Montagne, ça se mérite.

Ils me l’avaient pourtant dit, au village : ça monte.

J’ai monté ma tente, pas loin du Sommet du Corbeau.
Qu’on ne me parle plus jamais du Sommet du Corbeau...

Après mon idyllique pause près du Vançon, j’ai eu du mal à repartir. Il faisait chaud, et j’avais très envie de rester près de l’eau. J’adore l’eau courante dans les graves, j’adore les sources. Mais il fallait bien repartir, donc... En avant ! A l’assaut, même, devrais-je dire. Oui, l’assaut est une bonne image. Car d’autant que j’étais descendue, il fallait que je remonte ; et cette montée-là, diantre, je m’en souviendrai. Ben oui, l’objectif suivant, c’est le chemin des crêtes !

Le chemin était long. Et dangereux. A un endroit indéterminé, il semblait s’arrêter dans un cul de sac ; mais non, en cherchant un peu du regard, plus loin, il reprenait tranquillement.
Mais pour accéder à la suite, il fallait traverser un éboulis. A gauche, la montagne qui s’effrite ; à droite, le ravin. Au milieu, de la terre sèche, en pente (elle vient du talus de gauche), qui donc bien sûr glisse. Aucune prise – si, quelques touffes d’herbes dans le talus… Et devant cela, moi, Isabelle, 50kg - plus 15kg de sac, ne l’oublions pas. J’ai eu quelques sueurs froides. Qu’on se le dise : je suis une rescapée.

J’ai commencé à tâter le terrain. Je me suis agrippée au talus, ou plutôt aux rares plantes qui y poussaient. Tenue au-dessus du vide à trois brins d’herbe, il y a plus décontracté, comme posture.

La dernière partie de l’éboulis pouvait se franchir plus sûrement sur les fesses : je les ai donc posées, ainsi que mon sac, ce dernier constituant un parfait dossier. J’entame la descente, ravie d’être si près du but, quand je me rends compte que quelque chose coince. Ce n’est pas normal. Je me dévisse le cou, et jure les pires jurons que je sais : la lanière de ma pochette est coincée dans une racine, un mètre plus haut, dans la zone la plus instable de l’éboulis. J’avais soigneusement accroché la lanière à mon sac à dos, aux élastiques du haut du sac, et j’en étais à forcer sur l’élastique en question, qui s’étirait, mais qui n’allait plus pouvoir tellement s’étirer sans se casser.
Il fallait faire quelque chose, et autre chose que de tout casser, sinon je n’avais plus ni papiers d’identité (ennuyeux), ni téléphone (utile dans ces contrées sauvages et hostiles), ni appareil photo (anecdotique dans cette situation).
Je me suis donc dégagée du sac, je suis remontée (plus facile de monter que de descendre), et décroche le sac de la racine. Ben oui, mais là, fatalement, mon gros sac n’est plus retenu par rien... et entame une glissade qui aurait pu lui être fatale, si je ne l’avais pas retenu par la lanière de cette pochette. J’ai vu venir le moment où il allait être désespérément aspiré par le vide, sans moi néanmoins, heureusement, hein. Je ne sais pas, réellement, je ne sais plus, comment j’ai réussi à descendre tout le matos (fille et sac) sans tomber ; et je suis repartie, tâchant tant bien que mal de calmer les battements désordonnés de mon muscle cardiaque. Oui, celui-là ne m’avait pas fait trop souffrir jusque-là ; il devait être jaloux de tous les autres que je sentais si intensément depuis quelques jours !

Dans le feu de l’action, je n’ai pas prié grand monde, je le reconnais. Mais après cela j’ai remercié tous les saints du Paradis - d’autant que la journée, et la montée, étaient loin d'être terminées...

Je suis arrivée à peu près calme à la bergerie.
Calme, et déterminée à affronter la bergère.

Car il me fallait trouver de l’eau !
Et au village, ils me l’avaient bien dit : d’ici au village d'après, il n’y a qu’un endroit où trouver de l’eau potable : derrière la bergerie du prochain col. Mais la bergère est lunatique : il te faudra négocier !

Il ne manquait plus que je termine la route à sec...

Je me suis donc pointée à la bergerie, dans un état d’esprit très "petite fille fragile, j'ai besoin de protection, s’il vous plaît soyez gentille". Je salue les chiens, pas méchants, provoque les bêlements indignés de tout le troupeau, appelle la bergère… mais pas de bergère. Et impossible d’atteindre la source, la clôture des bêleurs moutons est électrifiée. Vous vous demandez comment je le sais, hein ? Ouaip.
J’ai pris une châtaigne.

Je suis remontée en haut de l’alpage où j’avais laissé mon sac, et me suis assise dessus, découragée. Mais quelques minutes après, j’entends une voiture ! La bergère ! Et le berger ! Je me rends compte, amusée, que je m’étais imaginé rencontrer une vieille femme avec une peau de mouton sur les épaules… 

J’ai demandé très poliment, hein, des fois qu’elle refuserait, si elle pouvait remplir ma gourde et mon camel back, et elle me répond que ça doit pouvoir se faire. Ouf !
Elle me demande si je suis seule. A ma réponse, elle s’exclame – et je vous avoue que ça m'a fait plaisir, comme si j'étais reconnue comme faisant partie d'une sorte de société secrète, celle des allumées, des fofolles et autres douces dingues qui font des trucs bizarres : "Y en a d'autres, des folles, alors !"
Je discute avec son mari le temps qu’elle aille chercher l’eau, on papote encore un peu à son retour, et ils me proposent même de planter la tente dans l’alpage. Mais je ne veux pas abuser de leur gentillesse, et puis ma solitude est sacrée, même avec toutes les aventures de la journée ; j’ai continué à monter un peu, sur le chemin des crêtes. Depuis ma tente, je vois encore la bergerie, c’est pas mal, c’est même rassurant, tout en étant suffisamment loin pour être isolée comme j’ai envie de l’être.

Je vais bientôt aller dormir. Mes pieds n’en peuvent plus, et les émotions m’emportent.

Jour #3 – Les pieds dans une rivière

La nuit dernière, j’ai dormi en pente. Élémentaire : sur le chemin des crêtes, dès qu’on quitte le chemin, ça penche.
Aujourd’hui, encore des émotions, mais d’un autre ordre. Le chemin des crêtes, avec le fameux Sommet du Corbeau, impeccable.
Et puis la descente : je ne comprendrai sans doute jamais ce que j’ai trafiqué, mais j’ai fait un énorme détour, sans m’en rendre compte au début évidemment, ce qui a occasionné un peu d’inquiétude quand j’ai constaté que ce que je parcourais comme route n’avait rien à voir avec ce que ça donnait sur la carte. 

J’ai sorti pour la première fois la boussole, cadeau d’Alex. Si on m’avait dit qu’un jour j’utiliserais une boussole, pour de vrai… J’aime bien l’objet, sa symbolique, le Pôle nord et tout ; mon ami Antoine, qui voyage beaucoup pour ses études, me disait que même s’il n’est jamais seul en voyage  - il étudie l’urbanisme -, il porte toujours une boussole sur lui, pour la notion d’aventure que cela représente.
Mais là, la notion a pris singulièrement de l’épaisseur.

Surtout quand j’ai vu la citerne apparaître, celle qui selon IGN se trouvait à l’exact opposé de ma destination.
Et aussi quand j’ai entendu le cheval hennir.
Ben oui, j’ai entendu un cheval hennir. Alors j’ai appelé, et au lieu de voir apparaître le fier cavalier que j’attendais, j’ai vu apparaître… quatre autres chevaux.
Je me suis demandé un instant si je n’avais pas la berlue. Dans d’autres circonstances, j’aurais bien ri !

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Après avoir suivi ce détour monumental, j’ai retrouvé la route. Et la source qui allait avec ; je crois que l’eau aura été l’une de mes préoccupations majeures dans cette aventure. Je suis arrivée au village de plus en plus suante, mais très fière : j’ai marché six heures d’affilée ce matin. 

J’ai pique-niqué près de l’eau, à l’entrée du village, et là, je viens de m’attabler dans un café. Je suis habituellement timide, mais là, aucun souci de solitude : je me suis installée, très décontractée, forte de mon statut de randonneuse solitaire et assumée qui vient de se dépasser.

Bref. Je sirote mon deuxième jus de pamplemousse.

La civilisation a du bon.

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Je me suis arrêtée à cette terrasse sur les conseils des trois randonneurs croisés la veille après ma visite de la Chapelle de Dromon. Ils avaient fini leur périple à eux, ils étaient en voiture, dans le village, prêts à redescendre sur Digne. On a encore échangé trois mots, ce sont eux qui m’ont reconnue et interpellée sur la place du village, j’en ai été très touchée.
Étrange rencontre ; je ne sais rien d’eux, pas même leurs noms.

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C’est étrange comme le temps passe différemment depuis que je suis ici. Sisteron, jeudi dernier, ça me paraît si loin ; voire, même, c’est comme si j’étais ailleurs. La nature m'enveloppe si fortement.

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Là, j’avoue que je ne sais pas bien quoi faire pour la soirée.
Je redécolle pour le Col de la Croix ? Je dors ici et je demande à Alex de venir me chercher ? Le mot "col" me hérisse un peu le poil, mais ici on me dit qu’il n’est pas trop difficile ; quant à déclarer forfait et mettre un terme à mon périple, l’idée m’a effleurée, je le reconnais, mais ma fierté personnelle en prendrait un coup. Je décide donc d’entamer la montée, et advienne que pourra.

La fortune sourit aux audacieux !

Chapelle Sainte Madeleine – 21h30

Je n’ai finalement pas eu le courage de monter au Col de la Croix. Le temps était un peu orageux, et l’idée de me prendre la flotte me déplaisait un peu. J’ai donc fait une halte pendant la montée, dans la Chapelle Sainte Madeleine, où une surprise de taille m’attendait. Elle contient une œuvre de Andy Goldsworthy, le fameux artiste dont m’avaient parlé les trois randonneurs, la veille...

J’ai eu Alex au téléphone : je voulais un point météo (note sept ans plus tard : je n'avais pas de téléphone connecté, à cette époque lointaine), pour pouvoir prendre au mieux la décision qui suivrait (le temps était à l’orage, qui finalement n’a pas éclaté) : redescendre au village et attendre sagement qu’il vienne me chercher, ou entamer la dernière étape, l’une des plus longues, et surtout assez engagée - si je la commence, il n’y a que très peu d’endroits où une voiture peut accéder et venir me repêcher si c’est trop dur.
Je verrai demain matin. Il faut que je pense à me ménager un chouïa, il nous a prévu de la montagne pour nos deux prochains jours de marche ensemble, avec nuit en refuge et tout !

Bref, on n’en est pas là, là, je suis dans une petite chapelle en pierre, trois mètres sur quatre, avec un drôle d’œuf dans le mur du fond, l’émotion de m’y trouver, et des idées bizarres qui m’arrivent alors que la nuit tombe.
Je ne fais pas la fière.

Premier coup de cafard depuis mon départ, sans doute lié à l’étrangeté de ce que je vis.
J'ai appelé mes parents.
Sainte Madeleine me pardonnera, j’espère, d’avoir dormi et mangé chez elle.
Quant au souvenir des soldats de la deuxième guerre mondiale, maquisards dans le secteur et qui ont certainement dû utiliser cette chapelle, fusillés par les nazis quelques kilomètres plus bas (un monument l’atteste), qu’il me laisse en paix.
Mon papa chéri, au téléphone, ne trouve rien de mieux que de me rappeler que ce n’est pas loin qu’a eu lieu l’Affaire Dominici il y a soixante ans… mais je crois que je vais réussir à me contrôler.
Tout se passera bien cette nuit !

Jour#4 - Chapelle Sainte Madeleine

Tout s'est bien passé cette nuit.
Je suis sur le départ, il est 7h30. De mieux en mieux ! La nuit sur le banc de la chapelle a été rude ; j’ai calé pull et T-shirt sous la nuque et sous les reins, mais la surface était dure quand même.
Allez, en marche. Maintenant que j’ai compris comment régler mon sac (il n’est jamais trop tard pour bien faire), ça va aller tout seul ! Digne m'attend...

21h – Cabane du Val Pouzane

Ouch ! J’ai fait deux journées en une.
Six heures de marche depuis la Chapelle Sainte Madeleine jusqu’à Digne.
J’ai beaucoup tergiversé hier soir, mais finalement, je l’ai fait ! Je suis arrivée assez vite au Col de la Croix ; et puis la suite a été très belle, à flanc de collines, puis sur des crêtes, dans des forêts essentiellement ; quelques montées, mais pas trop.
La fin a été difficile : une très longue descente pierreuse et glissante en plein cagnard ; et puis, au-dessus de Digne, une dernière descente en lacets. C’est très étrange : j’avais la sensation de pouvoir toucher la ville, je la surplombais presque ; mais les lacets se succédaient sans répit, jusqu’à la dernière ligne droite, où j'ai vu Alex venir à ma rencontre.
Il m’a proposé de porter mon sac jusqu’à sa voiture, mais j’ai tenu à le porter moi-même jusqu’au bout. Sinon, "ce n’est pas de jeu", comme j’ai pu répondre aussi à toutes les autres bonnes âmes rencontrées sur ma route qui m’ont proposé les services de leur véhicule...

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Et là, la deuxième journée de la journée commence.

La première vient de finir en beauté, avec cette descente épuisante en lacets, après six heures de marche. Je vais prendre une douche dans les douches municipales de la ville ; puis je vais consulter les horaires de bus pour mon départ de mercredi  ; et puis on prend la voiture et on sort de Digne, direction Le Vernet, bourgade dans une vallée voisine ; nous avons le projet de marcher encore deux jours ensemble.

On gare la voiture, pas là où on l’espérait – chic, une heure de plus à marcher ; le chemin indiqué comme carrossable sur la carte ne l’est pas -, on mange un brin (c'est-à-dire qu'on échange nos fromages pourris…) - et puis arrive l’étape que je craignais.

Alex veut refaire mon sac.

Ah bien ! OK pour virer la tente, le sur-sac, et deux-trois bricoles qu’on aura en double, mais Alex, le bourreau, se montre sans merci : je dois tout sortir et tout passer au crible de son utilité ! J’admets que j’aurais sans doute pu mieux faire et me débrouiller pour supprimer un ou deux kilos superflus...
Là où je n’ai pas assuré, c’est sur les vivres : j’aurais pu tenir deux semaines. Je me rends compte de deux choses : j’avais peur de manquer de victuailles avant de partir, j’en ai donc pris un peu trop ; et j’ai finalement beaucoup moins mangé que dans ma vie quotidienne. Moins mangé, et moins dormi, mais j’étais dans une forme éblouissante !
Alex s’est gentiment fichu de moi, mais m’a aidée à comprendre une fois pour toutes comment régler mon sac (oui, j’ai eu du mal avec cette question-là), et c’est parti...

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Grimper une montagne à deux, c’est plus facile. Ou bien c’est mon sac plus léger qui m’a donné des ailes ?

En tous cas, on est arrivés au Col de Mariaud sans y penser. Et après on est arrivés au refuge, cabane en pierre au milieu d’un cirque occupé par des troupeaux de vaches qui font une jolie musique avec leurs cloches.
Le vacher n’est pas là, on est à 1812 mètres d’altitude, plus haut que tout ce que j’ai pu gravir jusqu’à présent, le monde est ailleurs, et après les six heures de marche de ce matin, j’en ai encore fait deux ce soir. Et je me sens bien.
On va chercher de l’eau à la source un peu plus loin, on installe le bivouac dans la cabane, on prépare la popote, on prend le thé devant la nuit qui s’installe, et on échange nos connaissances astronomiques.

La vie est bien belle.

Jour#5– Près d’une rivière, tard.

Le mot du jour : le pierrier, c’est fun !
Mais n’anticipons pas...
On a escaladé le Pic de la Tête avec Alex.
2661 mètres (…à peu près. Alex faisait le kéké avec sa super montre-altimètre-boussole-chronomètre. J’ai eu du mal à comprendre sur quel bouton appuyer ce matin pour savoir l’heure). Huit cents mètres de dénivelé, du hors sentier sur un bon bout de trajet, des pierriers, des barres à franchir avec les mains - de l’escalade, quoi !

Luxe du jour : je ne porte rien. Pas de sac aujourd’hui, puisque nous retournons au refuge ce soir. C’est génial. Alex porte juste le matos de la journée, du pas trop lourd. On ne pensait pas que ce serait si peu balisé – la carte annonçait un sentier, en pointillé certes, mais quelque chose qui y ressemblait. Sur le terrain, rien du tout !
Je me suis donc parfois retrouvée dans un équilibre des plus instables, avec Alex pas loin qui me disait très calmement de mettre mon pied droit, non, mon pied gauche, sur la pierre d’à côté, tandis que je remplace ma main droite par ma main gauche pour attraper la p… de pierre qui est plus haut. Vas-y, Isa !
J’y vais.
Donc, j’y vais.
Je me suis parfois arrêtée, émue au possible d’être là, perchée si haut, si loin de tout, petite chose livrée à l’air et aux roches, et aussi à la confiance que j’ai placée dans mon guide. On est arrivés à bon port, j’étais emplie d’exaltation et d’appréhension (...oui ; là, on n’avait fait que la montée), et aussi, je crois, d’une espèce de recueillement. On est allés s’asseoir sur une arrête, à côté du sommet ; c’est très impressionnant de surplomber la vallée d’un si petit espace. C’est aussi très difficile d’exprimer tout ce qui se bousculait dans ma tête.

Et puis, la descente. J’avais évité d’y penser trop en montant. Oh, juste, de temps en temps, je disais : "Oh, dis donc, ça va pas être coton, ce passage, au retour !". Et j’entendais Alex me répondre: "T’inquiète ! Ça va marcher. Il y a un sentier plus loin." Et de regarder sa carte d’un œil un peu fiévreux...

Et après notre pique-nique, il me dit, tout content : "J’ai notre itinéraire de retour !"
Chouette alors, on n’aura pas les barres à passer en descendant. J’arrive au bout de mes compétences physiques, faut pas trop tirer sur la corde non plus, il l’a bien compris, alors on vise la descente dans les pierriers.

Comme je le disais plus haut : le pierrier, c’est fun !

Parce que, en vérité, qu’est-ce qu’un pierrier ? C’est un endroit très pentu, recouvert de pierres, sans aucune végétation ; et quand on marche là-dedans, ça glisse ! J’ai adoré. Alex sautait carrément dedans, à grandes enjambées, détendu, comme un skieur ; j’étais un peu moins détendue, mais je pense qu’avec un peu d’entraînement, je serais devenue une championne de la descente des pierriers...
Toutes ces aventures, extraordinaires pour moi qui reste sur du plat la plupart du temps, à faire le sémaphore devant des chanteurs, réveillent en moi le garçon manqué de mon enfance, moi qui grimpais partout et n’avais peur de rien ; ça réveille grave mes envies d'aventures.

Mais quand nous sommes revenus en vue de notre cabane, une surprise nous y attendait : elle était investie par un groupe de jeunes du village d’en bas, en camp de quelques jours pour y faire de la restauration.
Très bonne idée au demeurant, mais Alex et moi on est un peu sociophobes ; en tous cas, après une journée de silence et de non-civilisation, les cris d’allégresse de ces ados ravis d’être loin de leurs parents (et ils étaient nombreux, en plus), qui promettaient de faire la fête une bonne partie de la nuit, nous ont convaincus d’aller voir ailleurs. Leurs accompagnateurs, qui nous avaient gentiment proposé de rester avec eux, nous ont dirigés vers le refuge voisin, de l’autre côté de la colline.

Miséricorde. Il est fermé.

On cogite vite fait, et on décide de suivre la piste toute neuve qui descend, on ne sait pas trop où car elle n’est pas marquée sur notre fvjtcgghg de carte.
En tous cas, on descend. Pas très loquaces ; fatigués de la journée, et déçus de ne pas pouvoir profiter tranquillement du refuge. Presque en bas, tout près du village et de la voiture, on s’est dit que c’était dommage de revenir si vite à la civilisation, et on s’est installés pour dormir à la belle, près de la rivière qui dévale de là-haut.

Jour#6 – Toujours près de la rivière, le matin

Réveil difficile ce matin. Pas de soleil, puisqu’il se lève derrière la montagne où on aurait pu dormir ; et puis j’ai fait d’horribles cauchemars.
Je suis allée près de la rivière en attendant qu’Alex se réveille, et là j’ai pleuré comme une vache en regardant l’eau dévaler de la montagne.
La descente, dans tous les sens du terme, est rude. Descente géographique, et donc sociale : on rencontre bien plus de gens à basse altitude – toutes proportions gardées : on a dû croiser trois personnes - ; le retour à la civilisation, paradoxalement, me renvoie à une intense sensation de solitude, malgré la présence d’un compagnon de voyage. Mais cette séquence larme m’a été sans doute bénéfique, cathartique même ; et après un bon thé et la fin des nouilles tiédies de la veille, nous voilà prêts à repartir, le cœur vaillant, à la rencontre de nos congénères.

17h – Dans le bus pour Aix-en-Provence

Nous avions presque six heures devant nous avant le départ de mon bus ; on a trouvé une petite balade sympathique pour terminer cette aventure en beauté.

Nous jouions les blasés : seulement deux cents mètres de dénivelé... trois quarts d’heure prévus sur le guide... on chronomètre ? Une demi-heure pour nous ; pas mal ! Surtout que, lorsque j’étais seule, avec mon sac de quinze kilos, je mettais systématiquement une heure de plus, au moins, que ce qui était prévu sur le papier.

Dernier pique-nique à l’ombre de chênes, et puis étape suivante vers le monde, vers Digne, donc. A Digne, bonne douche pour moi, dans l’objectif annoncé de ne pas infester le bus d’odeurs nauséabondes ; achat de mon billet de retour, et puis ce que nous avions projeté pour le matin initialement : un arrêt en terrasse de café avec pains au chocolat et croissants.

Ça y est, là, j’étais bien installée dans le sas de décompression nécessaire avant de retrouver ma famille, et un rythme plus habituel. Et puis l’heure du départ, un peu d’émotion, des bises, des mercis – Merci...

Et là, je suis dans le bus à écrire ceci, le sourire aux lèvres, heureuse de cette aventure – car pour autant qu’elle a été bien balisée, pour moi, c’en fut une – et des nécessaires retombées de bonheur et d’assurance que cela va provoquer dans ma vie.

Sur ma route, on m’a demandé pourquoi je faisais cela – c’est un chemin difficile, a fortiori en solitaire.
Pourquoi.
Et même, on m’a posé cette belle question : quelle est ta question ?
Je n’ai pas su quoi répondre. J’ignore la question. Mais des réponses, je pense que j’en récolterai à foison.
L’une des premières, évidente pour moi : je repousse mes limites, physiques et mentales.

Une autre : je me rapproche de moi-même. De mes aspirations, qui sont parfois gommées, et c’est normal, par le quotidien.

Les rêves ahurissants que j’ai pu faire cette semaine m’en soufflent une autre encore : j’accouche d’une partie de moi-même. Pas de manière douce.

Muer, ce n’est pas anodin : je me suis extraite d’une peau devenue trop petite. Je vais peu à peu investir la nouvelle – c’est comme une initiation, un rite de passage, qui selon moi était nécessaire, réellement nécessaire, et qui aurait manqué à mon équilibre, et par ricochet à celui de ceux qui m’entourent.
Et cet équilibre me dépasse : mon petit frère, que je vois deux fois par an, va vivre la même chose cet été, sans que nous nous soyons concertés : il part marcher en autonomie et en solitaire dans les Pyrénées...

Jour#7– Toulouse, train au départ, 5h30

Et voilà, j’arrive au bout de mon épopée.
Hier soir, mon train arrivait tard en gare de Toulouse, gare qui fermait pendant la nuit. J’avais anticipé, je me suis fait héberger chez de parfaits inconnus adorables qui occupaient l’appart’ de la copine de leur fils, la copine en question étant la petite-fille d’un de mes amis…, bref, l’aventure continue.

Dernière ligne droite avant l'immersion familiale.

J’y suis prête.


Sur la route, été 2011 - Automne 2018



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Crédit photo : IG

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