Poétique des jours

 // Au quotidien, écrire quelques mots, prendre un cliché. Aiguiser le regard. That's all. //


 

Lundi 1er février 

Dégel. Imbolc. Le début de février.
La transition, le seuil - entre le froid et ce qui va se réchauffer, l'obscurité et ce qui sera éclairé bientôt. Le mystère de la porte encore fermée. Dans son bois on creuse, on sculpte un œilleton, et à travers on est éblouis par un soleil qui n'est pas encore levé.
 
 
 
 
31 janvier
 
Je suis glacée jusqu'aux os. Je sens que ça vient me parler d'immobilité, de terreur, de peurs héritées, d'impossibilité d'agir, d'anesthésie, d'insensibilité. Mais aussi, de dégel, de vagues, de montée des eaux, de mise en circulation, de feu sous la glace, de la peur du feu aussi, de sa chaleur et de ce que je ne connais pas. De curiosité, de joie intense, de cris et d'yeux écarquillés, de craquements salvateurs. De progression dans l'inconnu.
 
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28 janvier

...ça brille, là-bas. Je pense à la lumière du jour – et pensant à la lumière du jour, je me sens triste. Y aller, sortir, rencontrer l'air, l'espace ?

Non, je résiste. Je tourne le dos à cette lumière, et je décide délibérément de remonter le courant. Comme les saumons.


Je sens une espèce de joie sauvage à prendre la tangente, à surprendre celle qui en moi est si gentille, attendue, polie, appliquée – à lui tourner le dos, à lancer un grand éclat de rire tonitruant qui résonne dans les galeries de ce boyau minéral dans laquelle j'ai envie de peindre, de me perdre, de faire des feux pour en illuminer les parois – peut-être une incarnation paléolithique qui se mettrait à parler à travers moi, ce matin ? L'inattendu de l'image me ravit.


Qui est-elle ?

Elle me raconte des choses. Elle chuchote des histoires que je ne comprends pas, et que pourtant je reçois et qui tracent des chemins que je dessine sur ma peau, comme des tatouages mystérieux qui parlent et révèlent ce que je ne peux plus comprendre - ma peau qui raconte et ma voix qui traduit – pour qui... ?


Qui est là, aussi, et qui écoute cette voix de moi qui déclame, transmet, traduit, interprète, chante, harangue, prend à partie ?


Je ne sais pas qui est là – mais je sens que je ne suis pourtant pas seule – présence diffuse dont l'écho transpire d'une pierre à l'autre.


Tant pis, j'ignore.

Je continue de chanter.

Je sais juste que ma voix est reçue.

 
 
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24 janvier

Est-ce que c'est normal d'être inquiète, de ressentir ça, de ne pas vouloir que...? 
Est-ce que c'est normal de ne pas savoir quoi dire, d'être indécise, d'être incapable de choisir ? 
Est-ce que c'est normal d'aller bien ? Est-ce que c'est normal d'aller mal ? 
Est-ce que c'est normal d'aller bien et mal en même temps ? Est-ce que c'est normal d'avoir peur de la mort, et d'avoir peur de la vie ? 
Est-ce que c'est normal d'être angoissée, est-ce que c'est normal de ne plus vouloir faire l'amour, est-ce que c'est normal de pleurer quand je devrais rire, est-ce que c'est normal de ne pas pleurer ? Est-ce que c'est normal d'être imprévisible, de vouloir tout et son contraire ?... 
 
Je mesure à quel point les espaces safe - cercles de parole en tous genres - que j'investis ou que je crée sont nécessaires : ils sont là où je peux sentir - vraiment sentir - à quel point je suis formatée à me demander si ce que je vis est valide, partagé, si je ne serais pas défaillante aux yeux de la société, pas adéquate, en marge, si je n'aurais pas quelque chose à faire pour m'améliorer, m'amender, me recycler.
A quel point nous sommes maintenus loin de nous-mêmes, de nos ressentis, de la confiance qu'on pourrait simplement investir en soi plutôt que dans des normes fantasmées.
À quel point on apprend à douter et à chercher la validation dehors plutôt que dedans soi.
 
Nos ressentis sont valides. Notre instinct est sûr. Nous ne sommes pas défaillants - contrairement au modèle patriarcal qui structure notre expérience.

N'en doutons pas. Le paradoxe est un ami, l'incertitude une terre ferme et les doutes - les aiguilles de la boussole.

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Jeudi 21 janvier

Toujours pourrie par les doutes. En faire trop ou pas assez, pas comme il faut, est-ce que j'ai été bien comprise, est-ce que je me suis exprimée convenablement, comment je suis perçue, pourquoi je m'excuse de m'exprimer, ça sert à quoi ces précautions que je prends pour être sûre de ne blesser personne, ce serait si grave si je prenais le risque de déplaire, de quoi j'ai peur, et puis voilà, j'existe, et je prends la place que je prends, sans attendre qu'on me la donne - enfin, j'essaye, parfois y a des ratés, pas grave, je reprends un peu d'élan et ça repart.
 
Et prendre de l'élan, pour moi, ces derniers jours, c'est m'ancrer encore et encore dans une pensée écoféministe qui interroge, qui met en regard, fait de l'écho, bouscule, donne à penser et à sentir. Pas vraiment de tout repos. J'ai la tête qui pense toute seule. Ça fait des liens, des ricochets, des nœuds aussi - et je crois que je n'ai pas trop de raisons de m'en inquiéter : mon corps et mon cœur font leur taf eux aussi. On ouvre des brèches dans mes murailles, on est bien occupés...
 
Et je n'en finis pas de redécouvrir ce truc-là : c'est me mettre en mouvement qui m'enracine. C'est là où rien n'est jamais complètement sûr en moi que j'incarne le mieux ce que je suis - sans être vraiment certaine - pleine de doutes je suis, je disais - de ce que signifie vraiment ce "je suis".
 
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Samedi 16 janvier

Where are you from - today ?
 
Je viens d'une maison en pierre repliée sur elle-même, je viens d'un village, de plusieurs villages et ça fait comme un damier, un puzzle - je ne sais pas trop d'où je viens, finalement.
 
Je viens d'un espace en mouvement, d'une insécurité, d'un seuil, d'une transition qui ignore qu'elle est une transition.
 
Je viens d'un jardin que je n'ai jamais vu fleuri, d'une natte rangée dans un chignon, d'un regard noir sur une photographie ancienne, d'un petit garçon effrayé par le monde dans lequel il ne se voit pas - aveugle à son propre reflet.
 
Je viens d'une grande maison sombre et pleine de secrets, les secrets sont passés de maison en maison, de grenier en grenier, et je viens de ce mouvement-là et de cette mémoire-là, je viens d'une mémoire qui sait qu'elle donne à entendre ce qui n'existe plus et qui pourtant fait l'humus sur lequel on marche.
Je viens d'où ? Je l'ignore. Des pierres et des météorites, arbre généalogique au grand cœur, je viens du vertige et de la chute, et de cette chute je ne veux plus, je veux le déséquilibre qui me met en route, je suis un corps qui marche, aime, pense, éprouve, rien à prouver, je vis je vis je vis, peut-être bien que je viens de la vie même et le bruissement des feuilles de tilleul dans lesquelles je marche, là-dehors, ne me dit rien d'autre que ça : tu viens de la vie toi aussi, soyons vivants tous les deux - si tu veux.
 
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Vendredi 15 janvier

Un peu de confusion, parfois. Quand les idées se mettent en place autrement dedans, quand ça fait un grand tetris dans les synapses, que c'est le chaos et que les émotions font le chambard dedans (même cette phrase n'a ni queue ni tête).

État des lieux du moment que mon système nerveux essaie de gérer : ça cause d'opinions, de la différence entre avoir des opinions et penser, de la difficulté que je ressens (je dis je, mais on dirait que ça parle de pas mal de monde aussi quand même) à oser affirmer une opinion personnelle - voire à simplement m'autoriser à en avoir une, à simplement oser me laisser exprimer quelque chose d'intime ou simplement personnel et différent de ce qui est exprimé autour, de la rage ressentie quand je m'aperçois que je suis la plus efficace porte-parole en interne des injonctions du patriarcat (ça, c'est comme la température ressentie à la météo : quand souffle le vent du féminisme, le froid ressenti avec la rage de s'exprimer est d'autant plus fort, c'est mordant).

Je vais peut-être bien aller prendre soin de mes nerfs, de mon sentiment de sécurité et de mon droit fondamental à ne pas avoir d'opinion sur tout, et  assumer que ce billet n'a pas vocation à être clair.

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Mardi 12 janvier








 

Une photo de mon jardin, encore. Il dit quoi, mon jardin ? Est-ce qu'il dit "je" ? Drôle de question.

Moi, en tout cas, j'essaie de dire "je". De me désencombrer de ce que les autres disent, pensent, croient - non non, je sais bien que je n'invente rien, mon matériau de base n'a rien de neuf - mais j'essaie de le faire passer à ma propre moulinette. Ce n'est pas par coquetterie ou arrogance, c'est parce que je crois que c'est un besoin vital.

Reprendre la parole à propos de ma propre vie : cesser de croire ce que la société raconte sur moi, sur ce que je devrais vivre parce que j'ai un utérus au creux du ventre, la peau blanche et le privilège d'avoir appris à lire. Cesser de croire dans les chemins des autres et pas au mien, cesser de croire que mon corps ne sait pas, cesser de croire que je ne fais pas partie du monde vivant et que être vivante me met en dette vis-à-vis d'une instance supérieure dont je n'ai pas idée.
Cesser de croire que je dois justifier de mon utilité au monde pour simplement jouir du fait d'être en vie.

"Je" me désencombre. Et y a pas : c'est en racontant qu'on apprend à raconter - et qu'on découvre, comme quand on découvre toute la vie qui grouille sous les vieux cailloux, tout ce qu'on a à raconter.


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Vendredi 8 janvier 





On n'y voyait pas à trois pas ce matin.

À la radio, promesse d'un épisode météo qu'un expert poète aura nommé "Philomena".

De Philomene en Philomèle, l'imagination est allée bon train dans mon auto glacée : quel rossignol va se mettre à chanter derrière cette purée de pois ?

Le brouillard camoufle, mais donne à voir, aussi. À se demander à quel point on est aveugle en plein soleil.

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