Tisser des territoires #1 - Angela

{In English below}


INTRODUCTION

J'ai ce rêve tapi en moi depuis longtemps – celui d'aller à la rencontre du monde. Le monde, celui des voyages, ou le monde, celui du dedans. C'est un rêve capricieux, caché derrière les contingences du quotidien, et qui, périodiquement, se fait entendre. Un mot, un regard ou une image et il s'ébroue, il ouvre des frontières en moi qui n'attendent que d'être ouvertes, et réveille ces routes qui n'attendent que d'être retracées - sans relâche.

Depuis mon île, rencontrer le monde. Établir le contact. Rencontrer le monde de l'autre - des autres -, mettre du relief à mon expérience, donner à voir depuis mon regard. Sortir des routes connues, déjà empruntées, et regarder depuis d'autres points de vue.

Mes moyens de transport ? De quoi écrire ; mes destinations ? Des amis un peu partout sur la planète. Ne reste qu'à faire connaissance. Aller à la rencontre. 

Dresser une galerie de portraits - avec celles et ceux qui ont envie d'en faire partie, de cette galerie. Découvrir des terres à travers le regard de ceux qui croisent ma route. Rencontrer qui ils ou elles sont, aller à la rencontre de leur monde, de leur territoire propre – réel, tangible ou fantasmé -, et laisser s'articuler le monde de l'autre avec le mien, les laisser entrer en résonance, les laisser faire écho, faire miroir ; ouvrir des routes là où, avant, il n'y en avait pas. Explorer de nouveaux territoires - et laisser se tracer des alternatives aux cartes conventionnelles, de celles dont on a besoin pour se sentir en vie.

----- INTRO - English version -----

I have this dream in me since a long time – meeting the world. Travelling in the world, or traveling through our depth. It's a strange dream, hidden behind the daily life, that sometimes I can hear. A word, a glance or an image and it wakes up, opening boundaries in me that only want to be opened, awakening these roads that are waiting for being drawn again - and again.

From where I am, meeting the world. Establishing the contact. Meeting the other's world, enriching my experience, showing the world through my eyes. Leaving the well-known and used roads,  and looking at something different.

My means of transport ? Something to write ; destinations ? Friends all over the world. All that is needed is to meet people. 

To draw a portrait gallery - with those who want it. To discover some lands that I ignore, through the eyes of those I am meeting. Meeting who they are, meeting their world, their own world – real, tangible or imaginated -, and letting articulate the world of others with mine, letting them resonate, mirroring each other ; opening roads where, before, there weren't any. Exploring new territories - and allowing new and alternative maps to appear, those we need to feel alive.






Tisser des territoires #1 - Angela - Utrecht, Pays-Bas


Elle a mis un peu de temps pour m'emmener là-bas.

C'est normal.

On n'emmène pas quelqu'un n'importe comment dans un temple, on prend quelques précautions, c'est important de prendre son temps, de se préparer, de revêtir la tenue adéquate - ou d'enlever les pelures inutiles -, de traverser des cercles concentriques avec la lenteur nécessaire pour toucher à ce qui est beau et sacré à l'intérieur, comme on vivrait une initiation à quelque chose de plus vaste que soi. C'est un lieu qu'on retrouve avec précaution, ou qui nécessite qu'on referme sur lui notre attention. Ce n'est pas un tout petit souvenir qu'elle me livre, c'est un souvenir important, une sorte de joyau dans un écrin, il nécessite de l'attention, du temps, du soin, une temporalité particulière pour qu'on puisse s'en approcher et le toucher, en sentir le parfum qui s'en exhale encore. On n'atteint pas le cœur du sanctuaire sans le mériter. On passe des antichambres. On se prépare, on prépare qui on est à recevoir quelque chose d'important, même si – surtout - on ne sait pas précisément de quoi il s'agit.


États-Unis ? Turquie ? Montagnes, ruines célèbres, fresques historiques ? – Non. Nous avons besoin de quelque chose de plus fort. Et pour ce que soit plus fort, il faut que ce soit plus faible. Quelque chose partagé un jour par quelques jeunes gens sur une plage dont on a oublié le nom, dans un pays qu'on ignore. Juste un détail dans la grande toile des souvenirs imprimés dans l'Univers.



Elle m'a emmené dans un lieu quasi mythique – un lieu qu'elle n'a situé sur aucune carte. Dans ce qu'elle me raconte, ce lieu n'a plus de nom, n'est plus vraiment localisé précisément. Il n'y a plus qu'elle dans ce lieu, elle et quelques autres qui ressemblent à des étoiles dont la lumière brille toujours, même faiblement, et dont je perçois l'éclat encore pulsatile – j'observe un événement passé au télescope, je sais qu'il est passé mais il m'apparaît au présent, comme on sait de certaines galaxies qu'elles se sont éteintes mais qu'on voit toujours briller, témoins du temps qui passe et de leurs tracés jusqu'à nous.





C'est un groupe d'amis sur une plage, une nuit qui tombe, des sacs de couchage sous les étoiles, et puis un bain de minuit. Un amoureux un peu frileux, le regret – cuisant, sans doute - de ne pas vraiment partager l'intensité de ce moment en sa compagnie, et l'eau pourtant transparente, tiède, presque électrique, des étincelles entre les doigts quand on les étale à la surface, les bras qui dessinent de grands mouvements liquides autour des corps, les éclats de rire des amis dans l'eau qui répondent à ceux de ceux qui sont restés sur le sable.


Et c'est dans un souvenir aussi ténu et fragile – qui, aujourd'hui, partage ce souvenir avec mon amie Angela ? - que vient se nicher pourtant une image grondante, fantastique, mythique. Faramineuse.


Le souvenir de cette plage qui n'existe peut-être plus que dans une mémoire effilochée contient entre ses bords la puissance et la fragilité d'un sacré qui se révèle à mesure que je plonge, intimidée, dans les remous des souvenirs d'une autre.


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L'amoureux n'est plus timide. Ou plutôt, il se métamorphose, et à mesure que mon amie autorise sa mémoire à habiller autrement son souvenir, elle se métamorphose à son tour. Elle est poisson, sirène ondulante, dauphin, créature mythique sans âge, sans origine, sans mémoire. Elle plonge dans un temps sous le temps, caché sous la surface, et de femme elle devient ce qu'elle n'a jamais cessé d'être.

Elle devient déesse. 
Elle devient dauphin, déesse des flots qui plonge et qui revient chez elle, chez elle, chez elle. 
Lui devient dauphin à son tour, et c'est un dieu et c'est une déesse qui fendent ensemble la puissance de l'eau sous ce ciel - qui n'en finit pas, l'infini, de les refléter. 

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Elle a pris son temps pour m'emmener là-bas.

C'est normal.

On n'emmène pas quelqu'un n'importe comment dans un temple. On a besoin de temps pour toucher à quelque chose de plus grand que ce qu'on est - cette chose qui, pourtant, se révèle quand on ne s'y attend plus - dans la plus petite parcelle d'un souvenir rescapé au fond d'une mémoire.




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Woven territories #1 - Angela - Utrecht, Dutchland

It took her a little while to take me there. 
It's normal. 
One does not take someone to a temple without any preparation, one takes some precautions, it is important to take our time, to prepare, to put on the proper attire - or to remove unnecessary peels -, to cross concentric circles with the slowness necessary to touch what is beautiful and sacred inside, as one would experience an initiation into something larger than oneself. It is a place that we find with caution, or that requires that we refer our attention to it. It is not a very small memory that she gives me, it is an important memory, a kind of gem in a case, and it requires attention, time, care, a particular temporality so that you can approach it and touch it, smell the scent that still exudes. One does not reach the heart of the sanctuary without deserving it. One passes through ante-rooms. We prepare, we prepare who we are to receive something important, even if - above all - we do not know exactly what it is.

United States ? Turkey ? Mountains, famous ruins, historic frescoes? - No. We need something stronger. And for it to be stronger, it has to be weaker. Something shared one day by a few young people on a beach whose name has been forgotten, in a country we ignore. Just a detail in the large canvas of memories printed in the Universe. 

She took me to an almost mythical place - a place she has not located on any map. In what she tells me, this place no longer has a name, is no longer really precisely located. There is only her in this place, she and a few others who look like stars whose light still shines, even faintly, and whose glow is still pulsating - I observe an event passed by the telescope, I know that it has passed but it appears to me in the present, as we know of certain galaxies that they have gone out but that we still see shining, witnesses of the passage of time and of its course to us.

... It's a group of friends on a beach, a falling night, sleeping bags under the stars, and then a midnight swim. A slightly chilly lover, the regret - searing, no doubt - of not really sharing the intensity of this moment in his company, and the water, however transparent, warm, almost electric, sparks between the fingers when they are spread on the surface, the arms which draw large liquid movements around the bodies, the laughter of friends in the water who respond to those of those who stayed on the sand.

And it is in such a tenuous and fragile memory - who, today, shares this memory with my friend Angela? - that comes yet to nestle a rumbling, fantastic, mythical, staggering image. The memory of this beach which perhaps no longer exists except in frayed memories contains between its edges the power of a sacred which is revealed as I dive into the eddies of the memories of another. 

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…the lover is no longer shy. Or rather, it metamorphoses, and as my friend allows herself to dress her memory differently, she in turn transforms. She is a fish, a waving mermaid, a dolphin, an ageless mythical creature, without origin, without memory. She is diving in a time under the time, hidden under the surface, and she becomes what she has always been.


She becomes a goddess. She becomes a dolphin, goddess of the waves who dives and returns home, home, home. He becomes a dolphin in turn, and it is a god and a goddess who split the power of the water together under this sky - which never ceases to reflect them.

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She took her time to take me there. 
It's normal. 
You don't take someone to a temple without any preparation. We need time to touch something bigger than what we are - this thing which, however, is revealed when we no longer expect it in the smallest piece of a memory - rescued at the bottom of a memory.





Isabelle

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Pictures : Blue - Angela Van Son
Site internet : Unassortied Stories (www.unassortedstories.wordpress.com)
Amazon (en Néerlandais et en Anglais / in Dutch and English)



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