[Dimanche 24 septembre #6 - Vendangeuses et gueules-de-loup]

Dimanche 24 septembre, C…


Un vrai temps idéal pour l’automne qui s’installe. Soleil, 8° ce matin, pas de vent : aujourd’hui, on va se balader en forêt, on a dit. Pas sûr que les butternut disposent de suffisamment de soleil encore pour finir de mûrir ; je prévois de commencer à rabattre un peu les sauges et rentrer, enfin, la lavande que j’ai laissée sur pied cet été. J’ai quarante ans depuis quelques jours : je n’ai invité personne à le fêter mais je me suis sentie entourée. Je formulais ça avec M., la semaine dernière : j’ai une sorte de constellation d’ami-es autour de moi, introverti-es plus ou moins elles et eux-aussi, et ça me convient. J’ai souvent eu des bouffées d’angoisse mêlées à des regrets en pensant à ces grandes fêtes d’anniversaire que certaines personnes organisent : je me sens incapable de mettre ça sur pied. Je crois que je me fais à l’idée que ce n’est aucunement une obligation, et j’ai profité d’un bout à l’autre de cette journée avec jubilation. J’ai cuisiné, passé du temps dans le jardin et répondu à des messages gentils, et c’était doux.


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J’essaie de me concentrer sur des articles critiques avec lesquels je dois me familiariser ; c’est compliqué.

Mon rêve de la nuit dernière m’est revenu en pleine lecture : dans une espèce de luminosité entre nuit et jour, je suis dans une voiture, la fenêtre est grande ouverte. Je vois passer une chouette effraie, je l’entends sur le toit de la voiture ; je sors de l’habitacle et elle se perche sur mes épaules, et je deviens la chouette – une sorte d’hybride avec mon corps d’humaine et un autre corps à la place de ma tête – je prétends voler, je crois que c’est plutôt maladroit – mais l’idée me ravit.


Décidément, mes rêves sont animaux ces jours-ci : la nuit qui a précédé mon anniversaire, j’ai rêvé d’un ours brun ; plutôt méchant, l’ours ; et la nuit suivante, j'ai rêvé de mantes religieuses.


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Je me suis agitée au jardin : j’ai rabattu un des pieds de sauge, et l’ai ensuite déterré pour le mettre en pot, et voir ce qui se passe au printemps. Pour les autres pieds, je vais suivre les recommandations lues sur internet : je vais attendre la fin du mois de mars pour les ratiboiser. J’ai mis des feuilles à sécher dans un torchon (l’un de ceux de mon arrière-grand-mère) pour les tisanes de cet hiver, et bouturé quelques brins – je me retrouve chaque année avec des tas de nouveaux pieds de sauge ; une certaine idée de l'abondance, peut-être.

Mes sauges actuelles sont des rejetons du premier pied que j’ai acheté au marché de M… il y a environ dix-huit ans, pour inaugurer ma première terrasse ; je n’avais pas de jardin, juste des tas d’envies de plantes médicinales ; quand j’y songe, je ne sais pas trop d’où elle sortent, ces envies-là : si ma mère aime beaucoup les fleurs aussi, elle n’a pas de potager. L’année dernière, quand on est allées voir la maison dans laquelle elle a grandi, elle nous a montré la cour : ici, il y avait un lilas ; des gueules-de-loup ; des vendangeuses...

En dix-huit ans, mes connaissances botaniques ont un peu évolué, mais je suis très loin d’être capable d’envisager un potager autonome. Ces dernières années, mon petit carré ressemble de plus en plus à une friche ; j’en suis désolée, mais je peine à trouver l’énergie pour m’y consacrer un peu mieux. D’une année à l’autre, j’essaie d’apprendre de nouvelles choses ; une année, j’ai herborisé dans la pelouse et dans les bois voisins, mais je n’ai pas tout retenu.

Ça me plaît, que la sauge que j’effeuillais dans le torchon blanc tout à l’heure me ramène à des souvenirs d’autres époques de ma vie ; je crois que n’importe quelle sauge saura faire ça pour moi : me faire faire des bonds dans le temps.


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J’ai lu quelques pages du désormais fameux Pélerinage à Tinker Creek d’Annie Dillard – j’en parle à chaque fois que j’écris ici – et suis tout ébaubie : on a eu des tritons dans la mare, l’année dernière, et je me suis aperçue que je n’avais pas vraiment saisi ce que sont les tritons. Annie Dillard en fait une description saisissante. Ce sont des salamandres ; et X., qui décidément est beaucoup plus au fait que moi de la faune qui peuple notre voisinage, m’a expliqué où et quand il les avait vus. Des tritons ; diantre ; quand je m’amuse à expliquer à mes choristes que le triton est un intervalle considéré comme dangereux, honni, interdit par l’Église au cours du Moyen-Age parce que trop sensible – sensuel ! -, il court dans la vase à quelques mètres de la porte de ma maison. J’ai tout confondu, je crois : l’interdit, le triton, le têtard, la grenouille, la salamandre, tout ce petit peuple du visqueux, du vaseux qui aspire, suce, engloutit, du croupi, du liquide, du marécageux – quand j’ai déterré mon pied de sauge, tout à l’heure, j’ai pensé à une racine de mandragore, morceau de bois cornu et découpé – décidément la confusion s’étend, parce que je m’aperçois que je prends la salamandre pour la mandragore, que ces deux mots pour moi sont presque interchangeables – salamandre, mandragore, mots étranges, chargés, qui convoquent pour moi des dragons, de la broussaille, de la terre noire, le dessous des racines, des rivages glissants, des histoires sauvages de mondes auxquels je n’appartiens pas et dans lesquels il ne serait pas de bon augure que je me perde ; je ne suis pas certaine que je saurais en revenir – ou alors, sous quelle forme terrible dont j’ignore tout ?


Je suppose que je préfère ne pas le savoir ; alors, je confonds. Je ne regarde pas, j’oublie, je contourne ; je considère tout cela de très loin, je fais des petits paquets de syllabes et j’évite de m’approcher de la mare, c’est plus prudent - à moins que peut-être j’envisage - imprudemment - de l’observer un peu mieux - bientôt.

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