[Journal d'été #1 - Plongeon]

 

6 juillet 2023, C...


Je sais depuis deux semaines que je suis acceptée en Master Ecopoétique et Création, master proposé à distance par l’Université d'Aix-Marseille. Depuis deux semaines, j’apprivoise l’idée, les craintes qui s’invitent avec la joie d’être reçue, accueillie quelque part, même si j’ignore à peu près tout de ce quelque part – ça fait vingt ans que j’ai obtenu ma Licence de Musicologie, cet univers est bien lointain. J’avais eu l’impression, à vingt ans, que je ne correspondais pas au profil de l’étudiante modèle, aux canons attendus ; que la recherche, c’était pour les autres. Un commentaire douloureux sur un devoir que j’avais pourtant pris plaisir à rédiger – ceci n’est pas un devoir universitaire, assorti d’un 3/20 - m’avait refroidie très fort ; au point que, en retrouvant ce devoir il y a quelques années en faisant du rangement, la poigne de l’humiliation m’avait ressaisie avec la même force que le jour où la note était tombée. J’avais pleuré, de nouveau.


Je ne sais pas précisément ce qui va m’être demandé, dans ce Master – j’ai lu, dans le document de présentation de l’année qui a été envoyée hier, la mention d’un journal d’écriture ; ça me fait penser à ce que nous avait proposé de faire la formatrice au Recueil du récit de vie, formation courte dans le cadre de la sociologie clinique que j’ai suivie timidement l’année dernière. Je vais transposer ce que j’en ai saisi ici ; clarifier deux-trois trucs, faire de l’espace entre mes pensées.


Je commence ceci alors que j’ai décidé – j’espère m’y tenir – que demain soir, je suis en vacances, en même temps que S. . A partir du 7 juillet, je l’ai annoncé autour de moi, je n’y suis plus pour personne. Ces derniers jours, je travaille, je cravache, je cours comme un poulet sans tête, comme j’ai dit à mon amie A. ; je veux solder l’année, préparer la prochaine, tracer la route pour le travail salarié (travail aimé, mais chronophage, donc épuisant), pour pouvoir laisser l’autre travail, l’universitaire, tracer la sienne. Faire de l’espace dans le quotidien pour pouvoir le laisser prendre de l’espace, pour me laisser peut-être m’y perdre, plonger dedans. Le mot plonger m’effraie presque, quand je l’écris : je lutte, depuis les épisodes de confinement, contre le sentiment de submersion que le monde extérieur me fait expérimenter souvent. Je lutte pour rester à la surface ; j’expédie les affaires courantes comme elles se présentent, je ne procrastine rien, je blinde le terrain, érige des frontières, trace des lignes à la serpe ; et parfois pourtant je m’emmêle dans les barbelés. L’angoisse s’invite souvent. Je crois que j’ai envie de plonger dans ce travail-là, l’universitaire, même s’il m’effraie. De nouveau sentir ce que ça fait, de perdre pied ; et de savoir que je ne suis pas seule. Peut-être que perdre pied est possible là où je ne suis pas seule.


Je commence ceci alors que je viens de commencer la lecture de Dérives, de Kate Zambreno. Elle chronique, au début du livre, un été d’écriture, ou de non-écriture. A quoi vont ressembler ces deux mois d’été ?


*


Ces dernières années, j’ai énormément partagé de textes, de fragments, de poésie, sur les réseaux sociaux. Depuis quelques semaines, je coupe régulièrement Instagram ; depuis que je ne m’astreins plus à y écrire quotidiennement (ce que j’ai fait avec plaisir cet hiver, motivée par les #100 jours d’écriture, challenge lancé par deux personnes qui travaillent dans l’édition), j’ai l’impression de retrouver un peu d’air. Cesser d’écrire pour écrire. Prendre de l’élan, mettre un terrain en jachère.

Depuis que j’ai un smartphone (2018 ?), je prends énormément de photos ; avant, je n’en prenais pas, je déléguais la question (une partie de la question est toujours déléguée à X. pour les photos familiales, même si j’essaie de ne pas me laisser distancer). La mémoire de mon téléphone est saturée de photos du jardin, du bois d’à côté, de couvertures de livres, de routes floues, d’essais artistiques bizarres. Depuis que j’ai ralenti la production de textes à partager, ça aussi, ça s’est mis en pause. J’ai l’impression d’avoir passé des années à engranger un énorme matériau, entassé plus ou moins en vrac ; est-ce que c’est exploitable ? Est-ce que c’est seulement du « croquis », de l’entraînement, l’élan qui permettra à autre chose d’être exprimé ? Est-ce que c’est ce que j’ai réussi à faire passer dans les interstices des jours – ces jours conduits par, d’abord, les contraintes de mon métier et les nécessités familiales -, la recherche permanente de quelque chose que je continue d’ignorer mais qui semble irriguer à peu près tout de ma vie ?

 

*


Je note que vendredi 7 juillet, la date fameuse à laquelle j’ai décidé de m’isoler (le temps de l’été) du monde professionnel par moi connu, n’est pas encore arrivé ; et que j’ai commencé discrètement à me mettre au rythme du temps d’après. Je lis Dérives ; je vais me laisser dériver, un peu ; pour atteindre, Ô quelle jolie image, un nouveau rivage, au mois de septembre.


*


Dans Dérives, je trouve mention de Malina, roman de Ingeborg Bachmann ; c’est la deuxième fois que je rencontre le nom de cette autrice ; la première, c’était hier, dans Le Complexe de la Sorcière, d’Isabelle Sorente.


*


J’ai un peu peur de m’immerger trop profondément, de plonger (j’y reviens), et de m’épuiser ; parce que c’est ainsi que j’ai toujours fonctionné, j’ai l’impression, quand je trouve de l’intérêt à un sujet : m'y donner corps et biens. Comment, dans cet espace de reprise d'études que j’appelle de mes vœux, tracer des lignes claires ? Envisager de travailler à la bibliothèque du village, peut-être ; agencer l’agenda. Peut-être me ménager plus clairement des respirations de deux ou trois jours, seule, durant les vacances scolaires ?


*


J’écris tout ceci assise dans ma chaise longue, la verte, sous le saule, environnée par ses branches ; l’ordinateur est posé sur un album cartonné pour enfants, qui précisément parle de l’été. Je me disais tout à l’heure que j’adorerais installer dans le jardin une sorte de bureau temporaire, peut-être avec la table de jardin qu’on a récupérée cet hiver. Une table, un bout de toile cirée, une chaise confortable avec - je ne sais pas trop pourquoi cette image s’invite - le coussin rouge que m’a offert ma mère, il y a quelques années – celui qu’elle a rapporté de son voyage en Grèce, quand elle avait vingt ans. Après tout, peut-être que je pense à ce coussin parce que je m’apprête, finalement, à suivre ses pas, après avoir cherché à m’éloigner du chemin qu’elle a ouvert – c’est elle, l’agrégée de Lettres, dans la famille. Mais que se passe-t-il ?


*


Et aussi, et peut-être que c’est sur ces mots que je vais clore pour aujourd’hui : S. vit ses deux derniers jours de classe à l’école primaire. L’année prochaine, c’est pour elle le grand saut au collège. Moi aussi, enfant, je prends de l’élan.

 

---

 

[Été 2023 - Journal de bord, fragments]

 

Commentaires