[Journal d'été #2 - Saule et vieux tracteurs]

 Vendredi 7 juillet, C…


Il est tôt encore, je viens de rentrer à la maison après avoir déposé S. à l’école, pour sa dernière journée de classe avant les vacances. Il se produit un phénomène étonnant cette semaine : il y a deux jours, pour la première fois – je roule sur cette petite route a minima deux fois par semaine depuis neuf ans –, j’ai repéré dans un champ une collection de vieux tracteurs et de machines agricoles désossées derrière l’une des fermes. J’ai dit aux enfants : tiens, étrange, c’est nouveau, ça ? Il se sont fichus de moi bien comme il faut ; quoi, tu n’avais jamais vu ? Non, je n’avais jamais vu ; et hier et ce matin, j’ai fait très attention à regarder, à prendre des repères – en arrivant de C…, c’est après le mur tout neuf au carrefour - en m’émerveillant de cette capacité à simplement ne pas voir, et, d’un coup, voir.


J’étais émue, ce matin, en quittant l’école. L’année prochaine, S. prendra le bus au village, comme E. le fait pour aller au lycée. Je continuerai à emprunter cette route régulièrement, mais plus pour l’école. J’ai roulé lentement, en me disant que c’est une sorte de sillon que j’ai tracé, depuis neuf ans ; un sillon, qui pourtant me révèle du neuf alors même qu’un autre sillon à tracer, à la rentrée prochaine, se présente au tournant. Comment cette petite route contribue à façonner mon regard, ou mon non-regard ? Et pourtant, j’essaie de l’exercer, ce regard renouvelé ; sans doute une conséquence de l’intérêt que j’ai nourri il y a quelques années pour la pleine conscience, pour cette idée de cultiver mon attention au présent ; quand S. était plus petite, on saluait les silhouettes des arbres sur le chemin – au loin, on distinguait un lapin, un écureuil ; depuis quand a-t-on arrêté ? Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’on les saluait, au début de cette année scolaire ; quelque chose s’est peut-être perdu en route. Et le champ de tracteurs apparaît.


*


La journée avance. Durant la matinée, un coup de téléphone m’a délivrée d’un sujet d’inquiétude au sujet d’un des chœurs que je dirige : je vais partir en vacances l’esprit tranquille. J’ai dansé de joie dans la cuisine devant l’œil goguenard d’E., encore froissé de sa grasse matinée d’adolescent en vacances.


Je suis installée dans le jardin, comme hier, dans la chaise longue, toujours la verte ; mais je ne me suis pas installée au même endroit. Je ne sais pas bien pourquoi, mais, une fois sous le saule, j’ai levé les yeux et me suis affolée – et si une branche se cassait sans préavis et me tuait sur le coup ? On dirait que j’ai besoin de sujets d’inquiétude au fur et à mesure que je les éradique. J’ai donc saisi ma chaise et l’ai traînée au fond du jardin, avec le projet de vérifier jusqu’à quelle heure l’ombre y règne, pour organiser mes futures journées de paresse entre la fraîcheur de la maison et l’ombre tenable à l’extérieur. J’ai testé deux endroits différents – du premier, j’ai considéré avec méfiance le sapin un peu malade qui penche – faudrait voir à ce qu’il ne me tombe pas sur la tête, lui non plus.


Ça me fait penser à ce que m’a dit tout récemment une amie au sujet de son potager (ça me chiffonne pour le mien, de potager – j’ai tout planté en retard, cette année) : ça ne pousse pas. Il fait trop chaud, la croissance des plantes est compromise. Je pense aussi aux vagues de chaleur en Asie du sud-est : parfois, sans autre cause que la chaleur extrême environnante, le cœur des gens s’arrête. Certains tombent, simplement, voilà, il fait trop chaud, le corps stoppe. Et si mon saule tombait, lui aussi ?


J’ai la chance d’avoir un saule.


J’ai pris avec moi Dérives, toujours (Kate Zambreno) ; je lis, pose le livre, regarde autour de moi, pense, relis ; décidément, je suis fatiguée, parfois je dois lire deux fois un passage pour comprendre ce qui est écrit. Et je pense. Je n’arrête pas de penser, ça galope ; je pense à ce moment de bascule entre une année scolaire qui se termine et la période de repos qui s’annonce ; à l’inscription administrative qu’il va falloir faire pour entériner mon entrée à la fac, à cette rencontre en visio tout à l’heure, rencontre proposée par le responsable de la formation, pour aider celleux qui le souhaitent à valider leur inscription. Je sens que cette perspective m’inquiète – mais qu’est-ce qui ne m’inquiète pas, franchement, dans ma vie ? Tout m’inquiète ; tout, tant que je n’ai pas un minimum de visuel sur ce qui m’est proposé, crée du stress, de l’angoisse ; la plupart du temps, rien d’insurmontable à surmonter, mes avancées me le montrent ; mais toujours, mon système nerveux en prend un coup. Je compte sur l’été pour en prendre soin, de mon système nerveux.


En attendant, puisque je pense, je prends en note ce que je pense.


*


J’ai tourné autour du pot avant de nommer cette rubrique. Journal ; intime, extime ? J’ai l’impression de ne plus savoir écrire sans la perspective de peut-être être un peu lue. Mon carnet – mon espace vraiment intime - est une friche, un endroit où je dépose volontiers des bribes de jour, des événements familiaux, une sorte de chronique très brouillonne des jours qui passent ; je n’arrive plus à vraiment y écrire au long cours ; pour ça, j’ai besoin, aujourd’hui, de mon ordinateur. J’ai l’impression que mes idées s’agencent mieux quand je peux déplacer, effacer, réécrire ; je vois les phrases s’ordonner à mesure que j’efface, cherche le mot, l’image, la tournure, le rythme.


*


Je crois qu’il va me falloir bientôt réintégrer la maison, derrière les volets coffrés (il paraît que cette expression, « coffrer les volets », n’est pas comprise partout – sans doute une trace de mes origines charentaises – ils sont entrouverts seulement) ; mes pieds commencent à bouillir au soleil. Je tente un ultime recul vers les taillis pour glaner un quart d’heure de sursis à l’ombre avant de rentrer.


14h30. L’heure chaude.

 

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[Été 2023 - Journal de bord, fragments]

 

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