{Espace du dedans #1 - La maison d'avant}

La lune est noire, le jour plus court et j'ai rallumé le chauffage. 
C'est un de ces temps sous les temps, un de ces temps de vide - ou de plein, qui sait -, un temps à passer sous une couverture, au chaud, à ne pas faire grand'chose, si on peut, à siroter tranquillement une tisane qui tiédit et relisant Chez soi* . Je laisse émerger un petit "coin de monde"** - rêve, imaginaire et vérité vraie brodés tout ensemble.

C'était une grande maison...



C'était une grande maison.
Très grande, vieille, poussiéreuse, vermoulue, impossible à chauffer correctement. Une maison à étages, avec une cave quasi inaccessible qui s'ouvrait sous le cellier et un grenier en haut d'un escalier que je n'ai jamais osé gravir car il était toujours dans la pénombre ; une maison avec trois granges pleines d'un bazar foutraque, les vieux outils d'artisan de mon grand-père, sa vieille frégate de collection, les restes du stock de fauteuils en rotin qu'il vendait dans les foires, de vieux coffres, le bois coupé pour la cheminée - et, sans doute perdu aujourd'hui, à l'époque croulant quelque part sous de vieux cartons, le tableau noir de ma mère de quand elle était enfant avec, toujours vaillant à la craie quelques décennies après, le dernier dessin qu'elle y aura dessiné – d'après mon souvenir un peu poussiéreux, une maison dans la campagne.
 
C'est une maison avec une de ces grandes cheminées qui couvrent un mur entier dans la grande cuisine, où on peut littéralement se reposer au coin du feu et poser ses chaussons sur les chenets pour les réchauffer, et un vieux chaudron en fonte dans le coin ; une maison avec un puits, une pompe à eau envahie de lierre dans un coin de la cour, une vieille ponne à lessive sous le tilleul et un tonneau à vendanges rempli d’œillets d'Inde à côté. 




Derrière le muret et le portillon vermoulu, en mai, le muguet s'en donne à cœur joie et on va voir avec déférence le petit parterre fleuri où reposent les corps des deux chiens aimés de l'enfance de ma mère.
Au fond, le pré. Il donnait sur un bras de la Charente à sec la plupart du temps, mais qui servait de passage à des familles entières de canards ; mon grand-père allait repérer les coins pleins de ronces où les canes couvaient, et nous disait, à nous les enfants, de ne pas aller les déranger. 

On va aussi rendre visite au sapin de Noël de mes trois ans, passer sous les frondaisons de la série de pins le long du mur de séparation de la propriété voisine – espace plus sombre, un peu impressionnant où les bruits sont assourdis pour mes oreilles de petite fille -, puis rejoindre le grand fil à linge sur lequel ma mère et grand-mère suspendent les grands draps qu'elles apportent dans des bassines délavées.
 
Tout à côté, un mur de pierres couvert par une glycine monumentale qui a été planté par ma grand-mère, qui me raconte souvent que, au début, c'était un tout petit plant qu'elle avait récupéré chez une ancienne voisine ; c'est la grange où mon grand-père range sa Renaud, la grange qui est toujours ouverte et où les chattes font leurs petits – les autres bâtiments sont fermés avec de grosses clés, et j'ignore où elles sont rangées.




Quand j'entre dans la maison, c'est l'ombre tout de suite qui happe dans le vestibule – occupé d'un côté par la vieille maie qui croule sous les travaux historiques en cours de mon grand-père – ce sont des papiers que souvent je ne comprends pas parce qu'il déchiffre de vielles archives, des blasons, des arbres généalogiques, et c'est impressionnant. Il m'impressionne un peu, mon grand-père. 

Juste de l'autre côté de la maie, la comtoise que ma grand-mère remonte de temps en temps sous mon œil attentif est coincée entre des étagères pleines de guides touristiques et historiques. 

Du plancher vermoulu, sous lequel on devine la cave, monte un petit vent coulis pour les pieds sans chaussons – et je cherchais à comprendre d'où diable venait cette lueur que je devinais sous mes pas. J'ai compris, plus tard, qu'elle venait tout simplement du soupirail qui s'ouvrait au niveau de la rue. Au dessus de cette cave, vers la rue, justement, c'était le salon, où le piano de ma mère trônait quand elle était enfant ; une petite pièce lumineuse aux rideaux vaporeux, dans laquelle, plus tard, j'ai passé des heures à éplucher des revues de couture hors d'âge et à fouiller dans le secrétaire de ma grand-mère – sans doute consciente de ce vide sombre, juste sous le plancher, traversé parfois par les chats des voisins.

Au fond du vestibule démarre l'escalier sombre qui s'éclaircit au fur et à mesure qu'on monte vers l'étage – on ne ferme jamais les volets de la fenêtre, là-haut, au fond du couloir, et cette lumière est réconfortante.





Tout au fond de cette maison, là-haut, c'est ma chambre de petite fille qui se niche, une chambre de princesse, et on le sait parce que, l'hiver, quand la nuit tombe tôt, mon grand-père voit l’œil de bœuf de cette petite chambre s'allumer – et c'est une lumière rose toute douce, et c'est moi derrière, en train de lire ou de tricoter laborieusement, protégée par la présence de ma grand-mère, dans la chambre à côté – et pour parvenir jusqu'à la mienne, il faut traverser la sienne. Dans la sienne, trônent deux armoires, des armoires forteresses.

La plus petite des armoires cache une bibliothèque – des livres, des tonnes de livres de tout acabit, des vieux, des récents, des petits, des gros. Il y a, en haut à gauche derrière la rangée du fond, la collection d'Alexandre Dumas de mon grand-oncle, ce jeune grand-oncle qui est mort à dix-huit ans en 1926, dont le souvenir n'existe plus déjà que dans la mémoire de ma grand-mère ; il y a quelques livres de la Bibliothèque Rose qui font mon bonheur, et aussi ce livre ancien, à la couverture bleue – le Prix qu'a reçu mon arrière-grand-mère au Certificat d’Études, qu'elle a obtenu, haut fait d'armes dont on se réjouit toujours quatre générations plus tard, avec un an d'avance – mais qu'elle n'a pas pu mettre à profit, puisque son père a voulu qu'elle retourne garder les moutons – ou les chèvres, on ne sait plus trop. De toutes façons, à quatorze ans, elle était placée comme servante à la ville voisine, et a dû ranger sous le boisseau ses ambitions intellectuelles.

La plus grande des armoires de cette chambre a un nom. C'est la lingère. Dans cette maison, quand on parle de la lingère, on sait de quel meuble on parle : c'est une armoire ancienne et monumentale - je me suis toujours demandé comment elle avait pu entrer dans la pièce. J'ai passé des heures à fouiller dans les piles de vêtements : ceux de ma grand-mère, ceux de quand elle était jeune, et ceux de l'enfance de ma mère et ses vieux langes ; les tabliers de mon arrière-grand-mère, et les piles de draps soigneusement pliés et enrubannés.
Et je plongeais aussi dans le tiroir de droite, celui qui, à mes yeux, contenait le trésor de cette maison : les bijoux. Oh, pas de bijoux extraordinaires ; on parle ici des bagues de fiançailles des aïeules, les montres à gousset des grands-pères, la broche rapportée par mon grand-père d'un voyage au Maroc, les perles de pacotille des vieux colliers cassés – tout un petit monde bruissant d'histoires, de chuchotements effarouchés, d'une mémoire à peine altérée qui sent la poudre de riz, un peu fossilisée mais vivante encore, remuant sous la cendre du temps qui est passé mais on s'en aperçoit à peine dans cette maison, en tous cas le temps ne passe toujours pas pour moi dans cette maison, vendue depuis longtemps mais toujours vivante, remuante, chuchotante, théâtre bien réel de certains de mes rêves, certaines nuits.



La vieille machine à coudre qui trônait dans la chambre de ma grand-mère ne fonctionne plus – et je ne l'ai jamais vue fonctionner. Mais je sais que c'est celle sur laquelle mon arrière-grand-mère s'usait les yeux, et aujourd'hui encore, cette machine est celle qui tisse les souvenirs entre eux - les lambeaux de tissus pieusement conservés dans les coffres et les armoires, les courriers anciens dans leurs enveloppes jaunies qui ne collent plus, les perles dépareillées sur mes colliers d'enfant, le tic-tac de la comtoise du vestibule, les vieux rideaux de velours aux fenêtres de la salle à manger, la lumière inégale fournie par le vieux lustre crasseux au dessus de la table de la cuisine, la cafetière bleue à fleurs en métal émaillé, les fragments des vieilles chansons chantonnés par ma grand-mère - et qui accroche délicatement tout ce petit monde révolu à mon présent - qui se révèle sous mes yeux grand ouverts.






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* Chez soi - Une odyssée de l'espace domestique, Mona Chollet, Editions Zones 

** La Poétique de l'espace, Gaston Bachelard, PUF

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Crédit photo : IG


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