Tisser des territoires #2 - Anaïs

 [In English below]

 

Dresser une galerie de portraits. Regarder à travers le regard de ceux qui croisent ma route. Rencontrer qui ils ou elles sont, aller à la rencontre de leur monde, de leur territoire propre – réel, tangible ou fantasmé -, et laisser s'articuler le monde de l'autre avec le mien, les laisser entrer en résonance, les laisser faire écho, faire miroir ; ouvrir des routes là où, avant, il n'y en avait pas. Explorer de nouveaux territoires - et laisser se tracer des alternatives aux cartes conventionnelles, de celles dont on a besoin pour se sentir en vie.

 

 Tisser des territoires #2 - Anaïs - Rouen, France / Pokhara, Népal

 

*


La nationale est bruyante de l'autre côté du terre-plein, et alors que je marche sur un chemin de terre le long de cette route-là, j'ai cette sensation étrange : je suis dans un autre monde. Un monde où la vitesse n'existe pas, un monde parallèle depuis lequel je peux entendre le fracas de l'autre, mais de cet autre monde fracassant, je ne fais plus partie – au moins pour un temps.


Sans y prendre garde, j'ai pénétré dans un espace-temps que je ne devinais qu'en filigrane depuis la surface des jours, et j'y prends pied, j'y prends racine, je m'y déploie dans un temps rare et neuf.


Je marche et je songe – à mes pieds. Mes jambes.

A ma capacité de bouger, de me déplacer, à ces retrouvailles avec cette puissance-là de mon corps – à cette joie profonde de sentir que je suis nomade, que mes racines sont portatives, et que mes muscles sont le seul moteur dont j'ai besoin pour me mouvoir dans le monde.

Je songe à ce réseau de chemins parallèles, invisibles depuis le macadam des routes.

A cette sensation de liberté qui m'étreint. Et je songe à Anaïs.


*


Je songe à comment on s'est rencontrées. Ou bien à comment on ne s'est pas encore rencontrées.

Elle vit au Népal, et je songe à cet élan qui m'a poussée à lui demander si je pouvais écrire avec elle.

Je songe à ces chemins virtuels et détournés que nous empruntons tous pour toucher l'autre, l'atteindre, le contacter.

J'ai envie d'écrire le portrait de cette femme qui a attiré mon attention, comme une autre le dessinerait, de crayonner un portrait qui sera, aucun doute possible, un peu flou ; et d'esquisser une carte des chemins – les miens et puis les siens – qui se sont croisés, quelque part dans la trame d'une tapisserie si vaste que personne, nulle part, n'en distingue les bords.


Crédit : A. Ténière Paudel

 

Ce qui se dessine, c'est une silhouette - de dos, accoudée à une balustrade. Une silhouette gracile, rêveuse, mouvante, un peu comme les mirages dans le désert – rêve et réalité confondus.

J'ignore si ses cheveux sont longs ou courts, j'ignore s'il y a du vent, j'ignore la couleur de ses vêtements et si elle frissonne sous le ciel gris. J'ignore les cris des oiseaux au-dessus d'elle, ces oiseaux qui remontent d'autres routes qu'on ne voit pas, j'ignore s'ils sont blancs ou noirs, j'ignore même si elle les entend.

Mais je sais que la balustrade est celle d'un pont, et qu'en contrebas coule un grand fleuve.


*


Cette silhouette parle, et les mots prononcés tournent dans l'air gris et humide d'un jour brumeux. Ils ne me sont pas adressés, mais je les entends – comme si j'étais un léger fantôme posté quelque part dans les haubans métalliques du pont, hors du temps et hors du monde, présence discrète et curieuse, témoin d'une broderie en relief dans la grande toile de l'Univers, d'une particularité qui attire mon attention, d'une excroissance de beauté de laquelle je veux me faire le chantre.


*


Les mots sont adressés à un homme qui vient de l'autre bout du monde de cette femme. Il porte le nom d'un dieu Hindou, et il pose autour de lui des yeux étonnés et aimants.


Il est près d'elle, sur ce pont, il la regarde, et il regarde aussi l'eau qui coule sous leurs pieds – et peut-être que regardant l'une, il voit l'autre.


Il entend ce qu'elle n'entend pas, il entend la voix de la femme au-dedans d'elle-même, la voix sous ses mots, celle qu'elle a oubliée, que tant de générations ont bâillonnée avant elle, cette voix qui crie et qui pleure, et qui n'a besoin que d'une seule chose – que ses sanglots soient entendus et sa peine, reconnue.


Cet homme-là entend le rugissement de l'eau sous leurs pieds et entend, en filigrane, la voix du dedans de cette femme-eau, mouvante et liquide, accoudée à la balustrade.

 


Crédit : A. Ténière Paudel  

 

L'homme vient d'une terre ancienne et montagneuse qui ne connaît pas la mer. Chez lui, au Népal, on dit que les rivières coulent et ne reviennent pas – et il se tient là, sur un pont à l'autre bout de son monde à lui, et il découvre que la rivière coule et que pourtant, malgré tout ce qu'on lui a appris – elle revient avec obstination. Car près de la mer, les rivières sont parfois refoulées en direction de leurs sources, les marées sont fortes et la danse entre les eaux se danse aussi sous les ponts...


La rivière qu'ils surplombent change de direction, retourne vers elle-même et c'est ce retour que l'homme perçoit, qu'il reçoit en plein cœur. C'est à ce retour que l'homme donne une voix, pour que la femme qui pleure – peut-être - près de lui puisse enfin l'entendre, puisse enfin entendre ce chant de retour qui n'a pourtant jamais cessé d'être murmuré au creux de son corps.


*


Je suis là, présence douce et translucide perchée dans les rouages du temps et dans les poutrelles métalliques de ce pont, et j'entends ces mots échangés – comme des ricochets sur un fleuve dont j'ignorais aussi les courants contraires.


J'entends la voix d'un homme que je ne connais pas réveiller celle d'une rivière souterraine qui se met à couler, à rugir, à fondre, peut-être que cette eau se mêle à de la lave, qu'en sais-je, c'est une eau rouge et puissante qui coule à travers cette silhouette de femme esquissée, et qui vient réveiller mes propres sources endormies.


Crédit : A. Ténière Paudel


Je suis témoin privilégié d'un instant déjà passé, qui pourtant s'incarne dans mon présent et, qui sait, peut-être aussi dans d'autres strates de temps que j'ignore - ailleurs.


Mes racines sont nomades ; la beauté aussi est nomade. Elle s'infiltre partout, éphémère, têtue, inattendue, embarquée par des courants qu'on ne soupçonne pas – pas avant qu'ils ne nous emportent - et par les cris des corneilles qui relient les hauteurs des montagnes entre elles.



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Woven territories #2 - Anaïs - Rouen, France / Pokhara, Nepal


Building a portrait gallery. Looking through the eyes of those who cross my path. Meeting who they are, going to meet their world, their own territory - real, tangible or fantasized - and letting the other's world articulate with mine, letting them resonate, reflect ; opening roads where previously there were none. Exploring new territories - and allowing alternatives maps to be drawn, the ones one need to feel alive...


*


The national road is noisy behind the trees, and I have this strange feeling: walking on a dirt road along that road, I am in another world. A world where speed does not exist, a parallel world from which I can hear the crash of the "other", but of this shattering other world, I am no longer a part - at least for a while.


Without noticing it, I entered a space-time that I could only guess in the background from the surface of days, and I gain a foothold there, I take root there, I deploy myself in a rare and new time.


I walk and I think - at my feet. My legs.

To my ability to move, to this reunion with this power of my body - to this deep joy of feeling that I am a nomad, that my roots are portable, and that my muscles are the only motor I need to move around the world.

I think of this network of parallel paths, invisible from the macadam roads.

To this feeling of freedom that embraces me. And I think of Anaïs.


*


I think about how we met. Or maybe... how we haven't met yet.


She lives in Nepal, and I think of that impulse that made me ask her if I could write with her.

I think of these virtual and roundabout paths that we all take to reach out to others, to reach them, to contact them.


I want to write the portrait of this woman who caught my attention, as another would draw it, to sketch a portrait that will be, no doubt, a little blurry; and to sketch a map of the paths - mine and hers - which have crossed, somewhere in the weft of a tapestry so vast that no one, anywhere, can see the edges.


*


What emerges is a silhouette - from behind, leaning on a balustrade. A slender, dreamy, moving silhouette, a bit like mirages in the desert - dream and reality combined.

I don't know if her hair is long or short, I don't know if it's windy, I don't know the color of her clothes and if she is shivering under the gray sky. I ignore the cries of the birds above her coming up other roads that you cannot see, whether they are white or black, I do not even know if she hears them.


But I know that the balustrade is that of a bridge, and that below flows a great river.


*


This figure speaks, and the spoken words spin in the gray and humid air of a misty day. They are not addressed to me, but I hear them - as if I were a slight ghost posted somewhere in the metal shrouds of the bridge, out of time and out of the world, discreet and curious presence, witness of a relief embroidery in the great canvas of the Universe, of a peculiarity that catches my attention, of an outgrowth of beauty of which I want to be the cantor ...


*


The words are addressed to a man who comes from the other side of the world from this woman. He is named after a Hindu god, and he sets astonished and loving eyes around him.


He's near her, on that bridge, he's looking at her, and he's also looking at the water flowing under their feet - and maybe looking at one, he sees the other.


He hears what she does not hear, he hears the voice of the woman within herself, the voice under her words, the one she has forgotten, that so many generations have gagged before her, this voice that cries and cries, and which needs only one thing - that his sobs be heard and his pain acknowledged.


This man hears the roar of the water under their feet and hears, in filigree, the voice from within this water-woman, moving and liquid, leaning on the balustrade.


***


The man comes from the mountains, from an ancient land that does not know the sea. At home in Nepal, it is said that rivers flow and do not return - and he stands there, on a bridge at the other side of his own world, and he discovers that the river is flowing and yet, despite everything he has been taught - it stubbornly returns, because near the sea, the rivers are sometimes pushed back towards their sources, the tides are strong and the dance between the waters is also danced under the bridges...


The river they overlook changes direction, returns towards itself and it is this return that the man perceives, that he receives in the heart. It is to this return that the man gives a voice, so that the woman who cries - perhaps - near him can finally hear him, can finally hear this song of return which has never ceased to be whispered in the hollow of his body.


*


I am there, a soft and translucent presence perched in the cogs of time and in the metal joists of this bridge, and I hear these words exchanged - like ricochets on a river whose contrary currents I also ignored.


I hear the voice of a man that I do not know wake up that of an underground river which begins to flow, to roar, to melt, maybe this water mixes with lava, what do I know -, it is a red and powerful water which flows through this silhouette of a sketched woman, and which comes to awaken my own sleeping springs.

*

I am a privileged witness of a moment that has already passed, which nevertheless is embodied in my present and, who knows, perhaps also in other strata of time that I do not know - elsewhere.


My roots are nomadic; beauty is also nomadic. It infiltrates everywhere, ephemeral, stubborn, unexpected, carried by currents that one does not suspect - not before they carry us away - and by the cries of crows which connect the heights of the mountains between them.


Isabelle


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Crédit des aquarelles / dessins : Anaïs Ténière Paudel

https://www.instagram.com/anaisten/

 

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{Ecoféminisme - Angle de vue}

 

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