{Espace du dedans #6 - Ce que la nuit raconte}

 Avec l'été, j'avais oublié à quoi ressemble la nuit quand l'automne la laisse prendre de l'espace. J'avais un peu oublié à quoi ça ressemble, la nuit qui s'étale, qui prend ses aises, et qui prend vie – malgré nos lampes allumées au fond de nos terriers et nos horaires fixes, nos écrans, nos leds et nos veilles à n'en plus finir. 

 


On a tous un peu oublié à quoi ça ressemble, la vraie nuit, la nuit noire sans éclairage public, sans électricité ni interrupteurs dans nos maisons, ni même sans téléphone ou possibilité de joindre qui que soit juste en activant un quelconque appareil.

On a oublié que les mouvements respirent, que les saisons s'inversent. On a oublié que si, durant la saison claire, la vie est de notre côté – du côté des jours qui n'en finissent pas, de la joie des dîners dans le jardin et de la musique dans les rues -, durant la saison sombre, le mouvement s'inverse. Doucement. La bascule est tranquille, sous nos latitudes européennes de l'ouest. On laisse l'espace du jour tranquillement être grignoté par la nuit – et un beau soir, on ferme la porte car le vent souffle et on râle parce qu'il faut ressortir pour fermer les volets.

A partir du moment où la nuit l'emporte sur le jour, la vie n'est plus du côté du jour, mais du côté de la nuit. Vers le dedans. Le dedans de nous. Et vers le dedans des choses.

 

François Terrasson, auteur de La peur de la Nature (éditions Ellébore), écrit ceci :

...et si l'on sort sans lumière, les traces du passage des hommes sont invisibles. La nuit, le monde est différent. Des choses familières deviennent méconnaissables et même inquiétantes. Ce ne sont plus les mêmes lieux. (...) La nuit, force de la nature, fait perdre les repères du petit humain qui s'aventure dans ses profondeurs (...) Et la pensée sans repère glisse tout doucement vers ces zones de l'esprit qui s'épanouissent dans le rêve - l'inconscient !

 

Nuit : l'autre côté du décor, l'autre côté, là où nous sommes toujours vivants, mais vivants autrement, sur une autre scène, endormis ; et il se passe alors cette chose étrange, qui nous échappe la plupart du temps justement parce que nous sommes censés dormir : ce temps qui nous échappe durant la nuit n'est pas vide, creux, silencieux – oh non. A l'heure où nous fermons les yeux, d'autres vivants, un peu inquiétants sans doute parce que nous les connaissons beaucoup moins que nos chats ou les oiseaux diurnes du jardin, ouvrent les leurs.

 


Ces jours-ci, durant ces jours où tranquillement la bascule penche vers la nuit, je deviens spectatrice effarée de tout ce qui se passe dans la maison que je ne parviens plus à appeler MA maison.

Ma maison n'est pas seulement ma maison, je dois m'y faire : j'ai des colocataires, je la partage avec d'autres vivants et je n'ai pas le choix.

Quand je dors – ou que je suis censée dormir -, ma maison prend vie, s'anime et se met à grouiller d'une activité proprement ahurissante. Manifestement ma maison n'est pas que la mienne, c'est aussi celle de toute une faune dont j'ai à peine idée – et qui, je dois le reconnaître, me répugne avant même que je la reconnaisse.


Je trouve dingue cette vie et ce boucan qui règnent dans cette maison à l'heure où, moi, je vais me coucher. Mes murs et mon toit ne sont pas que mes murs et mon toit, ce sont des espaces que je partage avec d'autres vivants que je ne connais pas, qu'on ne m'a pas appris à fréquenter, que je ne vois pas s'ils ne se manifestent pas, que je n'ai même pas appris à voir – et la nuit qui s'allonge me permet de (re)faire connaissance avec ces grinçants colocataires dont j'ai refoulé le souvenir durant les mois chauds. Par ignorance ? Sans doute. Par volonté plus ou moins consciente de les maintenir à distance ? Sans doute aussi. Les araignées qui sortent de je ne sais pas où et qui traversent les murs dont je dis pourtant qu'ils sont « mes » murs ; les souris ou les lérots dans le grenier (« mon » grenier ! ), qui font un raffut de tous les diables au beau milieu de la nuit, que j'entends circuler d'un bout à l'autre de la maison au-dessus de ma tête, voire même dans les murs ; les volets mal accrochés qui grincent, les poutres du plafond qui s'effritent – bref, ma maison, la nuit quand tout est censé dormir, elle s'exprime, et n'arrête pas de causer. Elle couine, geint, raconte, se met en mouvement – et je m'aperçois finalement, au-delà des inquiétudes vives que ça génère en moi lorsque je suis réveillée au milieu de la nuit par des bruits suspects au-dessus de mon lit, toutes antennes dehors et le poil qui se hérisse, que je suis curieuse de ce que ça raconte.

 


Ne dit-on pas que nos maisons sont le prolongement de ce que nous sommes ? Si ma maison est une extension de ce que je suis, alors je me demande à quelle part de moi-même - que j'ignore - fait écho cette vie que je perçois comme si inquiétante autour de moi. Je me demande ce que c'est, ce que je rejette si fort. Ce que je maintiens à si bonne distance de moi-même. Cette faune dont j'ai peur et dont je rejette jusqu'à l'idée – voire l'existence -, manifestation d'une part de moi-même à laquelle je laisse à peine la possibilité d'être entendue – si effrayante, si étrangère, si autre - nous nous partageons pourtant ce que je suis – un corps, de l'air, un espace – moi le jour, et l'autre moi, la nuit.

 François Terrasson, encore :

...des peurs diffuses, sans objet, qui vous remuent le fond des tripes. Pendant que l'esprit conscient s'interroge et perd les pédales, les puissances du rêve s'installent aux commandes et, frustrées d'épanouissement, fleurissent en un incroyable bric-à-brac de terreurs métaphysiques, de sensations frissonnantes et vagues, à l'unisson de ces terreurs.

 

Ma maison me parle, et moi, je me bouche les oreilles. Qu'ai-je donc à entendre ?

 

Isabelle

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Crédit photos : I.G.


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