{Contorsions - Janvier 2022}
Janvier est passé, février est en cours ; j'ai repêché des bouts de mots dans mes carnets et sur les réseaux. Ils parlent de fatigue ; ou plutôt du processus qui me mène à la reconnaissance du phénomène – comment vivre avec la fatigue, avec la sensation d'aller à contre-courant – à contre-courant de celui du monde qui a pignon sur rue, en tous cas, qui impose un rythme, des contraintes, une vue étroite, du prêt-à-penser.
A cette fatigue, j'essaie de donner un nom ; j'essaie de la reconnaître, de faire de la place dans ma vie à cette invitée un peu dérangeante – il ne s'agit pas de m'en accommoder ou de prétendre faire d'elle autre chose que ce qu'elle est. Plutôt en faire un levier, un élément révélateur, comme dit mon amie M. . Ne pas la taire ou la museler à grands coups d'outils de bien-être ; la reconnaître comme symptôme d'un système à bout de souffle à l’œuvre à la fois à l'extérieur et à l'intérieur de moi. Et essayer de la faire parler.
Plus je me regarde,
moins je me reconnais. Tout à l'heure, j'ai envoyé à une collègue
quelques lignes à mon sujet, une "présentation succincte"
pour un support de formation dans laquelle je vais intervenir ces
prochains mois - j'ai aligné les mots - musicienne et thérapeute -
je sens que leur sens m'échappe - ou peut-être c'est moi qui leur
échappe - ils ont cru m'avoir mais je n'entre décidément pas dans
le cadre j'ai beau me contorsionner ça ne fonctionne pas je glisse
comme de l'eau qui coule je porte un manteau trop grand dans lequel
je disparais - le reflet dans le miroir me regarde d'un œil
interrogateur t'es qui toi - je ne sais pas non vraiment je ne sais
pas.
Peut-être demander alors me souffle une petite voix - c'est vrai, demander quand on ne sait pas - qui suis-je - que voyez-vous, vous ?
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Je lis des trucs sur les réseaux
sociaux et je me dis que là ces temps-ci c'est bizarre je n'ai rien
à dire, mais je crois que c'est pas vrai, je crois que c'est plutôt
que j'ai pas assez d'espace pour entendre ce que j'ai à raconter, il
me faudrait de grands espaces des horizons ouverts du mouvement du
nouveau, mais c'est nul ça j'ai l'impression de cracher dans la
soupe ben quoi ton quotidien il te convient pas - ingrate, exigeante,
enfant gâtée, sale privilégiée - et la voix qui me hurle dedans
"sale privilégiée" s'étouffe dans son propre vomi
ligotée dans sa certitude de me garder l'esprit ferme dans le droit
chemin - j'oublie parfois que le mot que j'ai choisi pour parler pour
me précéder c'est la déroute dérouter déroutant déroutante paf
tu tournes le volant de l'auto lancée à toute allure sur le bitume
crissement de pneus t'as vu le sentier qui s'ouvre dans la haie
ma
vie ne bouge pas trop là mais c'est peut-être simplement une
impression mes voyages n'en jettent pas plein la vue mais ils n'en
sont pas moins exaltants d'un bout à l'autre du jardin du bois à
l'étang
c'est pas grave de ne rien dire quand la seule option
c'est de d'abord ralentir on n'en finit pas de freiner dans ce monde
de fous ben ouais ralentir - apprendre à voir le monde enfin - c'est
peut-être juste que, avant, je croyais le voir, sans le voir - qui
sait
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Il m'a dit avoir fait un rêve très beau - il pleurait de douceur dans son sommeil.
Marcher la nuit ça faisait longtemps
la forêt est gelée – se souvenir
que c'est normal de s'immobiliser
quand c'est l'hiver
Parfois j'ai peur de parler
comme si j'avais pas le droit
un truc comme ça
de la fatigue aussi, et l'impression que je n'ai pas le droit non plus de le dire – presque honte de la reconnaître, elle, comme si je n'avais pas le droit de me sentir vulnérable
et puis faire de la place à la gorge nouée si facilement
à l'inquiétude diffuse mais permanente, la peur de ce que j'ignore
à la panique dévorante devant ce qui, pourtant, m'attire – parler, dire, être là, agir, prendre parti, affirmer, croire, savoir
y a de quoi être un peu fatiguée
quand même
c'est peut-être pour ça que je ne trouve pas grand chose à dire ces temps-ci
tout ce que j'aurais à dire tourne autour de ce sujet – la fatigue
et je mets tant d'énergie à la tenir à distance
c'est tellement facile d'oublier que nos fatigues sont politiques
remettre la main sur ce mot – politique – me revigore
taire la fatigue permet peut-être de se faire croire qu'on est invincible
j'ai commencé à la nommer
j'ai l'impression de commencer enfin à la voir
elle n'a pas encore de bords
une voix dedans me raconte que je raconte des inepties
J'ai l'impression d'aller soulever un vieux tas de torchons dégueulasses oubliés dans une pièce plutôt bien rangée par ailleurs. C'est un résidu sec, un truc honteux que je fais semblant de ne pas voir quand je passe devant, une serpillière pourrie qui pue et qui moisit et dont je nie énergiquement l'existence.
Une bonne vieille double contrainte des familles sur fond de vieille morale pincée. Du double standard éreintant. Je n'ai pas le droit d'aller bien (pour qui je me prends). Mais je n'ai pas le droit d'aller mal non plus (pour qui je me prends).
le post partum ces
quelques années de la petite enfance - en parler rendre visible la
chose le moment le vécu ou le pas vécu le subi, et la pression
sociale être une super mère on est attendue mère active belle et
muette ou juste ce qu'il faut d'élégante militance point trop n'en
faut reste à ta place
le moment du gel comme dit Annie
Ernaux*, le moment où la gangue de glace prend, l'immobilité celle
du corps qui va vérifier qu'un autre corps respire durant son
sommeil
s'assurer de la vie
tout le temps
Et y a la
suite aussi on fait quoi avec le post post partum
voilà il est
élevé et là il piaffe tourné vers le dehors tête la première
je
me sens remise au/en travail contractions résistances peurs mêlées
à la joie l'envol qui s'annonce le passage à traverser - l'aider à
sortir de l'enfance de la bulle qu'on a arpentée sécurisée, lui
permettre de sortir d'un ventre juste un peu plus gros que le mien ne
l'a été, grossesse un peu décentrée, en somme
t'as beau
le savoir avoir tout fait comme il faut - la meilleure mère
possible, souviens-toi - vas-y accouche de ton ado, là plus de doute
possible c'est lui qui provoque le processus l'expulsion du cocon
Il
est donc l'heure de re-mettre ton enfant au monde - encore le donner
au monde j'allais dire - dégueulasse patriarcale rhétorique -
de
toutes façons c'est cruel mais il a jamais été à toi, dire mon
enfant quelle erreur tu n'as rien à donner puisque rien ne t'a
jamais appartenu t'as dû mal comprendre il se met au monde tout seul
- lui aussi, comme toi t'as fait juste tu as oublié - apprendre,
quelques années après la naissance, l'imminence de la grâce du
vide
le corps gelé amorce son dégel
le passage d'un état
à un autre
elle a oublié ce que c'est d'être un corps mouvant
pour elle-même y a des années qui ont passé des années des
siècles aimer nos gamins jusqu'au bout des temps
paf un jour le
temps se remet à passer ça n'enlève rien à l'amour des confins de
l'univers mais juste il se redessine - un peu
y a un monde
entre la prise des glaces et le moment où le dégel s'amorce
quinze
ans peut-être, des cheveux gris
et la rivière qui a continué
de couler pourtant
Il y a quelques semaines j'ai vu passer
un poème qui dit que dans nos cœurs y a des fenêtres et
qu'on peut se saluer les uns et les autres depuis ces fenêtres
j'aime
vraiment bien l'idée
elle me fait respirer un peu mieux
ça
veut dire que je peux fermer ou ouvrir les écoutilles à mon gré -
depuis chez moi saluer gaiement ceux qui passent devant et choisir de
rentrer frileusement aussi quand le vent se lève - fermer le battant
à l'intérieur j'imagine comme une petite cabane plutôt
confortable c'est pas bien original tant pis
un feu de
cheminée et un fauteuil
une bibliothèque
des choses
jolies les murs biscornus - en pierre ou en bois je sais pas - une
porte un peu comme la maison du faune Tumnus dans Narnia** - c'est donc
ça, alors, mon cœur est creux je peux m'y réfugier à loisir - et
si j'en ai envie - ouvrir la fenêtre
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[fêlure]
cette histoire que je
connais par cœur - j'ai eu besoin qu'elle me la raconte encore une
fois -
il y a environ quarante ans le conducteur a été
déconcentré par un insecte
ma mère - pas encore ma mère -
siège passager bassin fêlé fémur cassé trois mois d'hôpital -
j'avais jamais pensé à ça - quelques années après j'ai
grandi dans un bassin qui a connu la fêlure
le sens de la
réparation de la solidité de l'interstice de la fragilité
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[Nouveau départ]
suis pas certaine de vouloir
repartir ces deux mots ensemble me questionnent
je suis déjà
partie le départ n'est plus neuf il se renouvelle
il se
rafraîchit comme on rafraîchit un tableau un texte un mur un papier
peint - je suis déjà en route, c'est peut-être bien ça que je
re-découvre je me souviens avoir dit ça à un ami perdu de vue
depuis, je lui avais dit - tu es peut-être en route - c'est ça que
ces mots me racontent, là - je suis déjà en route
Il est mort hier, le compagnon d'A., je
le connaissais si peu et elle ça fait si longtemps - c'est la
première chose que j'ai lue ce matin et je regarde autour de moi je
crois que A., au-delà d'un métier ce qu'elle m'a transmis c'est une
posture une attention à ce qui entoure à ce qui se tisse à ce
qu'on traverse une façon d'être vivante et de survivre
à
Paris il n'y a pas de terre - je l'ai entendue dire ça j'avais
dix-sept ans je crois et je l'entends encore le dire pour dire
pourquoi elle était venue s'installer dans le bout de campagne où
je l'ai rencontrée
comment on peut s'enraciner dans un endroit
sans terre
je sais pas
on a besoin de terre
un peu
Ce
matin j'ai lu la nouvelle et puis j'ai regardé un peu mieux par la
fenêtre souri à ma petite devant son chocolat chaud prêté un peu
mieux attention à l'odeur du pain qui lève dans le coin de la
cuisine et à la nuit qui se retire
et puis - vers tout ce
qui m'échappe - tenter de tourner mon regard
un peu
ces
petits matins me manqueront peut-être un jour alors les vivre, les
vivre, les vivre
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* La femme gelée - Annie Ernaux - éditions Folio
** Les chroniques de Narnia - Le lion, la sorcière blanche et l'armoire magique - C.S. Lewis
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Crédit photos - I.G.
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