[Février 2022 – Trajectoires]
Je me demandais tout à l'heure avec mon amie V. comment on peut faire pour mesurer ce qui est juste de dire, d'exprimer, de dire de soi dans des périodes de grands bouleversements – est-ce que c'est simplement décent de continuer à écrire mes petits machins par ici alors que tout fout le camp dehors ; je crois que je vais hasarder à répondre oui à la question de la décence. Je disais à V. tout à l'heure : j'essaie de saisir des trucs à l'articulation entre l'Histoire et mes histoires. J'aime bien cette idée ; articuler ma petite histoire avec l'autre, et puis peut-être avec les vôtres, vous qui lisez ; et ne pas lui donner une importance imméritée mais pas pour autant la taire – juste témoigner d'une trajectoire.
Ce mois-ci, ça parle d'enterrement, de
sexisme et de fatigue, de sociologie clinique (en filigrane – je
suis plongée dans une formation au recueil du récit de vie, ça me
passionne, j'en reparlerai sans doute), et puis de théâtre, et de
guerre, aussi, ben oui.
Y a eu J., pas vu depuis onze ans, qui
ne m'a pas reconnue quand je suis allée le saluer, mais qui se
souvenait de la Polonaise de Chopin qu'il m'a faite bosser jusqu'à
plus soif l'année de ma terminale pour mon entrée au conservatoire
– je n'en connais plus la première note, amnésie musicale pfiou
tout s'est effacé.
Y a eu mon arrivée à la dernière
minute, le doute au moment de partir, l'autoroute pour ne pas rater
le début. La procession chantée à la fin. Les visages que j'ai
scrutés et cru reconnaître. Les jeunes hommes tout autour du
cercueil. Le sourire d'A., si doux, ses gants noirs et ses cheveux si
clairs. La rose flétrie qu'on m'a donnée. Les heures dans ma
voiture, avant – comme si, en revenant sur ces terres-là, je
remontais le cours du temps, rembobinage de la pelote vingt ans dans
la tronche ma belle ça fait quoi – ça fait drôle, vingt ans je
suis partie et je suis presque pas revenue, mais ai-je atterri
quelque part pour autant je ne sais pas peut-être bien que oui quand
même, au moins un peu, et puis dans le fond, suis-je vraiment
partie
en tous cas je suis repartie après la cérémonie avec
quelque chose d'assez léger en dedans, en tous cas ça n'était pas
lourd, comme une image d'être peut-être un peu de là-bas et un peu
d'ici en même temps, après le rembobinage j'ai débobiné, après
la plongée dans le temps la remontée dans le présent pour fêter
Imbolc c'était pas mal rituel de passage vie et mort et vie
descendre et remonter plongée dans le temps remonter à la surface
Inanna n'a pas fait mieux je crois
et puis aussi
revenir
avec cette image étrange
être une autre que moi-même
la
gardienne du temps du passage des mémoires
celle qui se tient
debout un peu plus loin toute en noir
elle ne dit rien elle se
souvient
elle tient un coin de l'espace pour qu'il ne s'envole
pas
le mot sorcière m'a traversée très fort
mais pas la
sorcière comme celles qui ont été brûlées les femmes qui
dérangeaient l'ordre établi
je ne sais pas
non
une
sorcière au-delà du bien du mal une femme posée sur la terre
sèche, immobile, patiente
elle ne dit rien elle regarde elle
entend elle est témoin et elle se souvient
elle est passage
Je
crois que je suis aussi ce pont
.......................
Les grues sont passées
au-dessus de la maison tout à l'heure, je me repose sous les toits,
marrant, de haut, la maison avec ses deux cours ressemblerait à une
sorte de bateau avec poupe et proue, j'écris depuis son point le
plus haut.
Jours étranges, de l'inquiétude sourde des trucs
dans mon corps pas encore diagnostiqués reconnus l'examen n'a rien
donné rien de dramatique je suppose mais ne pas savoir m'angoisse,
une souris dans les combles, le fou rire avec ma mère, la lettre si
poignante de L. et les vomissures de certains politiques, la plongée
dans la sociologie clinique le recueil du récit de vie et mettre au
travail tout ce qui peut s'y mettre chez moi - j'avais pas pensé à
tout ce qui se mettrait à la table la peur et l'envie du cadre
universitaire le sentiment d'illégitimité qui ne l'a pas trop
ramenée pour une fois me sentir certes éloignée de ce monde mais
pas née d'hier pour autant
tiens je grandis
la peur de
dire trop
et me taire un peu comme la respiration se suspend
......................
j'aimerais bien parler de santé mentale
on
a parlé un peu, moi et puis elle et c'était doux
heureusement
parce que j'étais très tendue
c'est bien vrai que j'ai peur de
tout
j'aurais dû prendre des notes avant de parler j'ai pas
pensé à lui dire tout ce à quoi je réfléchis depuis quelques
mois tant pis j'y retournerai
et à un moment elle a dit, et
c'était à la fois abrupt et comme nécessaire
vous avez dit
un truc très bizarre, vous avez parlé de la peur de prendre trop de
place
j'ai été surprise
tellement que ça n'est que
maintenant des heures plus tard que je trouve ce que j'aurais pu
répondre
quoi, pas vous ?
Il existe donc des gens qui ne
se posent pas cette question pour eux-mêmes
et
je ne sais
pas bien quoi faire de cette information
j'ai vu B. tout à
l'heure et ça faisait longtemps on se voit plus beaucoup ces
temps-ci j'ai craqué un peu quelques larmes un peu du trop plein
peut-être
il a dit vas-y craque, c'est important, moi je sais pas
comment on fait vraiment peut-être parce que je suis un gars
ah
si, parfois quand j'entends des histoires qui se terminent bien à la
radio en voiture tout seul je m'autorise à pleurer
ça m'a
intéressée très fort
c'est chouette un ami qui peut accueillir
mes craquages et témoigner des siens
et aussi de ses résistances,
et c'est chouette aussi d'avoir de l'espace pour observer comment ça
marche comment ça se passe avec un témoin quelqu'un qui observe
allège alimente
en somme vivre le truc et puis aussi l'observer
simplement
j'alimente mes observations je documente
mettre
un peu d'ordonnancement dans l'existence compartimenter classer
nommer organiser
je réfléchis ces derniers temps à ce qui
nourrit mon sentiment de sécurité, oui organiser ça me rassure,
satisfaction de penser clair précis
de me donner la possibilité
de faire émerger de la réflexion j'espère que ça fait pas trop
pédant de dire ça
avoir une idée de où passe le temps, ou
plutôt à quoi passe le temps
m'en réserver en
préserver
apprendre découvrir
observer comment le monde
me touche puis comment je l'impacte en retour et c'est sans fin
un
pendule sensible suspendu au vivant
Je lui ai dit ça c'est sexiste et
misogyne et peu après il a envoyé un message pour me dire que non
ça ne l'était pas
j'ai mis un peu de temps à comprendre ce qui
me crispait dans son message mais tellement moins longtemps qu'avant
- j'ai besoin de temps, à chaque fois, peut-être parce que j'espère
avec tellement de constance que je vais être audible un jour
mais
non il n'entend pas je parle mais il n'entend pas je dis des choses
dans le vide inutile d'espérer qu'il entende
négation de ma
parole de ce que je ressens de ce qui me concerne de ma parole de,
pourtant, concernée
je mesure à peine encore la violence et
la douleur peut-être parce que la douleur était trop forte j'ai dit
un jour et tant d'autres l'ont dit
on ne sentira plus on sera
anesthésiées
pas le choix
parce que savoir qu'on vit ligotée
n'est pas tenable
une femme un jour m'a dit toi tu es une
survivante elle a brièvement ajouté on se reconnaît
elle
s'appelle Rosa
Je sais pas trop ce que ça veut dire être une
survivante mais un espace en moi le comprend
hier je me suis vue
vomir littéralement la peur j'ai pas vraiment vomi mais c'est ce que
j'ai vu
je crois que être en colère est un privilège
je
suis pas tout à fait sûre de ce que j'avance mais
on peut
pas toujours se permettre de l'être quand la colère qui gronde est
dangereuse
Tu sais si tu es en colère je te ferai taire, il
l'ont toujours dit autour de moi d'une voix douce - si tu es en
colère je peux pas t'entendre - j'ai été muselée
elle
n'est plus libre de rien être en colère est dangereux alors faire
taire la colère, en avoir peur
et devoir faire taire la peur
elle-même parce que si tu as peur tu es faible et les faibles sont
mangées - voilà comment s'installe l'hyper-vigilance et aussi la
surveillance le désir de perfection et le gentil sourire
m'arracher les mots de sous la peau un à un - nommer ce qui
n'est pas nommé ça prend du temps - l'extraction est possible
lorsque l'anesthésie cède - ça fait mal
et en même temps
bizarrement ça ne fait pas mal
celles et ceux qui se font
entendre, merci, j'ai besoin de vous pour entendre ma propre
voix
sous le gentil sourire mes crocs poussent dru
[pêle-mêle]
... /
laisser
des traces / reprendre des études / réhabiliter les vieilles /
vivre quinze vies en une / écouter des podcasteuses / évoquer
Grenoble, Francfort, le sud de l'Angleterre / acheter un sandwich /
fondre d'amour devant les agneaux (nés à la Chandeleur, bouffés à
Pâques, what a life) / pique-niquer avec vue / boucler la boucle /
revenir sous le crachin / refaire le monde / hacker le système /
parler sororité / faire du trafic de patates bio / oublier le sac /
effacer les empreintes
/...
[pêle-mêle 2]
.../
ranger
mon bureau / me demander ce que je veux / regarder Normal People* /
fermer la porte / agir lentement / envisager d'ajouter un étage à
l'étagère pleine à craquer / me rendre compte, brusquement, que je
n'ai pas de chambre à moi / allumer la lumière / me faire un
chocolat chaud / bouffer n'importe quoi / agir très lentement / voir
le soir tomber / me sentir indécise / n'avoir pas de décision à
prendre / mettre deux photos sous cadre / laisser un cadre vide /
rentrer le linge / ne pas savoir
/...
Il paraît
j'ai
envie de commencer cette phrase par il paraît et je ne sais pas
précisément comment la poursuivre
je vais essayer de me laisser
rattraper
il paraît qu'on ne peut pas se défaire de son
histoire et que le sujet c'est justement d'en devenir le sujet, pas
uniquement le produit
J'ai rêvé de C. cette nuit, ça
faisait des années je pense, en tous cas la dernière fois que je
l'ai vu c'était il y a plus de vingt ans une silhouette
d'école
dans le rêve on était enfants et on se tenait la
main en descendant une montagne je crois que c'était la nuit
et
son père nous disait de ne pas nous lâcher
et puis plus tard on
se lâchait et ça faisait dans ma main une sensation de vide
c'est
cette sensation qui m'a réveillée
en vrai on s'est très peu
connus avec C. je l'observais de loin et puis son père je l'aimais
bien
j'ai si peu de traces de ces deux hommes dans ma vie
d'aujourd'hui - mais quand j'y regarde de plus près j'ai
l'impression que toute ma vie a été colorée par eux
faire de la
musique écrire et même
l'Irlande
ils ne sont responsables
de rien
mais ce qu'on appelle hasard ça n'est sans doute rien
d'autre que des balles qu'on saisit au bond le sens apparaît plus
tard quand on a oublié - ou peut-être qu'il n'apparaît pas
..............
J'aime le théâtre parce que j'aime
qu'on me raconte des histoires, ça me galvanise, et tout à l'heure
c'était galvanisant, une histoire de femmes avec des femmes des
hommes des personnes qui ont terminé la représentation en chantant
l'hymne du MLF, bam dans ta face ce que ça fait du bien une espèce
de vent qui te fait te lever de ton siège et chanter avec, ce que
j'aime bien ça, ce genre de vent qui se lève, j'étais arrivée
avec les larmes aux yeux ben oui trop de monde d'un coup mon anxiété
sociale me tenait fermement par l'épaule va pas te vautrer dans
l'escalier mignonne, j'en suis repartie les larmes aux yeux parce que
ça m'a fait du bien d'être là
une belle façon de finir les
vacances tiens, ah oui, heure du bilan, voyons, je suis rincée, y a
des vacances plus reposantes que d'autres, ce vent-là je voudrais le
prendre et me laisser un peu porter – ah tiens, marrant, je dis
souvent ça ces derniers temps, cesser de porter ce qui ne
m'appartient pas, me laisser porter un peu, ça me dit bien – de
toutes façons il l'a dit, Bob Dylan, faut écouter la réponse dans
le vent – cherchez pas le rapport y en pas – ou peut-être qu'il
y en a mais je le connais pas – c'est juste que cette phrase est
celle avec laquelle est parti V., et la conduite de la messe de son
enterrement est toujours sur mon bureau
faut écouter dans le
vent, il a dit
Je deale comme je peux avec le
programme d'histoire de 3ème de E. et son voyage scolaire tout
récent à Oradour-sur-Glane, l'histoire sanglante du Roi Arthur
qu'on a commencé à lire avec S. , les mémoires de guerre de mon
grand-père et un sentiment bizarre qui mêle sidération et
détournement de regard. Je regarde vers l'histoire de mon grand-père
pour ne pas regarder ailleurs, peut-être. Ou alors c'est l'ailleurs
qui me pousse à regarder cette histoire-là, qui sait. J'ai lu cette
idée que ce qui se passe d'énorme dans le monde a forcément des
échos dans nos histoires personnelles, parce que la guerre est un
truc dont on a tous-tes viscéralement peur, alors nos viscères nous
racontent des choses. J'essaie d'entendre.
J'ai lu les
mémoires de mon grand-père, ce matin, je les avais jamais lus en
totalité, c'est bizarre, du côté de ma mère on connaît tous nos
ancêtres sur le bout des doigts, limite on cause avec, du côté de
mon père c'est beaucoup plus trouble – dans ses mémoires, mon
grand-père raconte un souvenir d'enfance de sa grand-mère à lui,
elle lui a raconté ça alors qu'ils étaient sur les routes de
l'exode en 1940, elle avait six ans en 1871 et un soldat prussien
l'avait tenue gentiment sur ses genoux devant le feu où mijotait le
repas du soir – l'armée prussienne réquisitionnait des logements
dans les villages – et je regarde cette arrière-arrière-grand-mère
dont je ne savais rien hier prendre un peu corps aujourd'hui – et
mon grand-père lui même, mort il y a une vingtaine d'années, il
m'a touchée – il dit dans ce document, cinquante-cinq ans après
la fin de la guerre, qu'il est lui-même ému en écrivant ses
souvenirs, qu'il a toujours dix-neuf ans.
Il est enterré avec ses grands-parents, avec Marie Louise et son Alfred – quand je suis allée sur leur tombe, il y a trois ans, ma mémoire à moi m'a fait défaut et j'ai parcouru fiévreusement le cimetière avant de les retrouver, en me demandant où ils avaient bien pu passer – je les imaginais avoir pris discrétos la poudre d'escampette, allez on se casse d'ici on part en balade, finalement je les ai retrouvés – en y repensant, ça me fait sourire, j'aurais presque aimé ne pas les retrouver et rester avec l'idée qu'ils étaient tous les trois partis en goguette sans rien dire à personne.
On fait comme on
peut avec les temps qui courent.
.........................
J'ai lu un truc - décidément je lis
beaucoup de trucs - ça disait de prendre soin de soi et de celleux
qu'on aime, et puis aussi parmi d'autres suggestions aimables,
d'écrire les lettres qu'on n'a pas encore écrites, et ça m'a tordu
le ventre, un peu.
On fait quoi des conversations suspendues,
des mots qu'on n'ose pas envoyer ? Je me demande toujours si ces
suspensions, quand elles apparaissent dans une relation,
m'appartiennent en propre où si elles sont partagées. Si elles
parlent de moi seulement, ou pas seulement. On fait quoi des
conversations qu'on ne déploie pas, des questions qui encombrent,
des peurs qui s'étalent et du silence qu'on ne sait plus rompre ?
* Normal People : série irlandaise (2020), d'après le roman éponyme de Sally Rooney.
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A lire (ou à écouter) aussi par ici :
Podcast // Irlande - Le voyage antérieur (récit de voyage)
Mythologie intérieure - La surface et la brèche (réflexions éco-féministes / historiques)
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Crédit photos : I. G.
Bonjour I, je te remercie, j'aime me poser, m'offrir cette parenthèse dans le rythme de la semaine, de la journée, pour te lire, et en te lisant, je ris et je pleure, réellement. Et j'ai envie d'entamer des conversations sur de nombreux sujets, et aussi cela me donne envie d'écrire, ce que je n'ai pas pris le temps de faire depuis un moment. Je me dis que ce soir je prends le train, 3/4 d'heure seulement, mais j'aimerais regarder par la fenêtre et écrire dans un carnet, et là, je me dis que je n'ai plus en ce moment de joli carnet que j'aime.
RépondreSupprimerAlors, la série "Normal People", ça vaut le coup ? (j'en ai entendu parler dans la mini-série sur Arte, Culbute, une pépite).
à la phrase de B. : "il a dit vas-y craque, c'est important, moi je sais pas comment on fait vraiment peut-être parce que je suis un gars ", j'ai pensé à la chanson "Mutation" de Las Lloronas dans la quelle est chanté : "com'on boy let me cry, all the tears that you hold in you chest". En ce moment, je gueule régulièrement contre la masculinité toxique, aussi via cette histoire de guerre, j'ai pensé aux hommes de cette génération, qu'ils soient russes ou ukrainiens, qui allaient se battre, tuer d'autres humaines, et être traumatisés toute leur vie (ou une bonne partie en tous cas) et avoir un impact sur leur entourage (j'ai vu le magnifique film "Sami, Joe und Ich" qui m'a fait penser, gueuler et pleurer à ça).
J'ai pleuré en te lisant : "on ne sentira plus on sera anesthésiées
pas le choix
parce que savoir qu'on vit ligotée n'est pas tenable "
Et je remercie pour tes mots, les liens, que tu tisses entre colère, peur, silence, violence.
Je me souviens à avoir écrit dans différents carnets me sentir "survivante", pour différentes raisons, merci de poser ce mot, à nouveau.
Pour info, j'ai écouté Marion Rampal, chanteuse de jazz en te lisant, c'était très beau.
Et, mais c'était quoi cette pièce de théâtre qui se termine par l'hymne du MLF !?
"entendre nos viscères", cette expression me parler.
A bientôt pour une marche entre champs, forêts, coteaux, et bords de rivière
M. (tu dis, si c'est re-lou mes longs commentaires, y a pas de soucis)