[Théâtre - Son sourire tordu - Juin 2022]

 

Qu'on se méprenne pas : le théâtre, j'ai commencé cette année. Je parle depuis ici : je suis une débutante très débutante. Je sens, en revanche, que je suis sur le seuil de ce monde-là depuis un bon moment – peut-être depuis que j'ai pleuré en sortant de la représentation du Maléfice de la phalène (F. Garcia Lorca), il y a vingt ans à peu près, c'était mon ami C qui m'avait emmenée, un de ses amis à lui faisait partie de la distribution, c'était beau, et j'ai pleuré.

Après ça, je suis allée voir deux-trois spectacles à la Comédie Française, les billets de dernière minute à cinq euros, j'ai fait ça quand j'avais l'occasion d'aller à Paris, pas souvent, juste pour voir, sentir, c'était pas la pièce qui m'importait, juste sentir d'un peu plus près ce qui se passe, là.

Et puis après ça je suis montée sur des planches : en tant que chanteuse, dans le Chœur de Chambre Mikrokosmos – c'est pas pareil, tu fais partie d'un corps plus grand que le tien, un chœur, une entité mouvante et organique, ce n'était pas moi qui étais en scène, c'était le chœur. Après ces cinq années à chanter là, j'y suis remontée encore : en trio cette fois, on chantait des chansons de femmes en français, en serbe, en italien et en arménien, on disait des textes, on avait travaillé avec une comédienne pour la mise en scène et on a joué dans un festival. On a tourné très peu, parce que faire tourner un spectacle c'est un métier à part entière et j'avais des enfants à faire grandir et des angoisses à calmer, alors voilà, ça s'est arrêté, mais c'était bien.

Et depuis cette année, donc, je fais du théâtre.

 

 

Il m'a dit, P., tu étais partie, c'était beau, et je crois qu'il avait raison, mais pas complètement. On était en pause au milieu de notre cours, on parlait de l'échauffement, de cet exercice que nous a proposé la prof, on est en cercle, l'un de nous y pénètre avec un mouvement qu'il cherche à simplement laisser aller, comme si le mouvement prenait le contrôle de son corps pour un temps donné, il laisse s'intensifier le mouvement, le son, la voix, et puis au bout de quelques instants, il revient sur le cercle et passe son mouvement à un autre qui s'en saisit et entre à son tour sur le ring.

Je suis entrée à la suite de M., en rugissant, j'adore cet exercice, je m'y sens en sécurité, contenue, moi la timide un peu empotée parfois à cet endroit il se passe un truc et ça jaillit – et ce matin ça a jailli, le rire est monté à la surface un rire qui n'a trompé personne c'en était un vrai je l'ai vu dans le regard de ceux qui se tenaient autour de moi, un rire ronflant sonore formidable, je l'ai senti rouler depuis mon ventre et puis ma voix enfler

Alors oui j'étais partie un peu, mais pas partie vraiment, pas seulement, j'ai dit à P., j'étais partie mais en même temps j'étais là pleinement là, spectatrice de l'autre part de moi en mouvement dans le cercle devenu chaudron, que c'est étrange et grisant d'être là et pas là au même moment

présente aux regards autour de moi réactifs miroirs dans lesquels je voyais – je voyais – je voyais quoi

celle qui rit à gorge déployée derrière la belle carapace forgée damassée ramassée elle rit, celle qui est dedans, elle a réussi à passer la tête entre deux écailles et je vois son sourire tordu émerger

je crois que je sais son existence depuis – quand, je sais pas

j'ai trouvé la trace des oubliettes où elle est enfermée – ne pas oublier : écouter les traces du rire et retrouver le chemin du ventre encore


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et après elle a dit de se costumer

ça fait quelques séances que je vois les autres se maquiller, je ne le faisais pas, comme si je n'avais pas le droit, je veux dire, quoi, je débute, les autres ont un peu plus d'expérience, me maquiller, vraiment ?

Ce matin, j'ai eu envie, peut-être à cause du rire

J'ai mis un peu de blanc sur mon visage, et puis je leur ai dit qu'est-ce que j'ajoute ? Un peu de noir sous les yeux, sur les sourcils, du rouge sur la bouche et puis rien de plus c'était bien déjà

Ça m'a fait penser à ces années quand je chantais en chœur et qu'on montait sur la scène, le cérémonial des loges, se maquiller au moins un peu, fond de teint mascara souligner le regard la bouche, ça tirait sur la peau un peu et puis l'odeur de l'huile à démaquiller

 

Et puis encore ça a réveillé un vieux souvenir – j'ai huit ou neuf ans peut-être, en vacances avec mes parents en Dordogne, on visite des grottes et on me propose un maquillage comme à la préhistoire, de l'argile de l'ocre des traits sur mon petit visage, je l'ai gardé une journée entière, mes doigts quand je les passais sur mes joues étalaient les lignes dessinées le soir il a fallu effacer je me souviens avoir regardé longtemps dans le miroir, je ne voulais pas oublier ce qui était dessiné sur ma peau mais j'ai oublié quand même – mais je n'ai pas oublié la sensation d'avoir goûté au fini de quelque chose, au fini du monde simplement peut-être, pressentir que jamais je ne pourrai revenir à ce visage de huit ans peint à l'argile, à ce que j'ai vu de moi ce jour-là sans savoir ce que j'ai vu

J'ai pas mieux joué une fois en scène pour l'improvisation du jour parce que j'ai un mal de chien avec la spontanéité et l'improvisation, mais pour une fois je m'en suis pas voulu, m'en fous j'ai entr'aperçu la présence d'une autre que moi dont je ne sais pas grand-chose à l'intérieur sous ma peau, je sais qu'elle grince et qu'elle hurle de rire dedans, peut-être bien que j'ai envie d'en savoir davantage sur cette créature – criatura - que j'ai laissé affleurer, elle loge dans mon ventre je crois, elle y est emboîtée, je ne sais pas ce qu'elle a à dire, mais ce qui m'apparaît en écrivant ça, c'est que tout mon travail autour de l'écriture n'est dévolu qu'à déblayer suffisamment mes propres seuils pour qu'elle s'y présente – peut-être aussi à la convoquer, elle dont j'ignore tout mais qui n'aspire qu'à se donner à voir

 



 

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Crédit photos : IG


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