[Octobre 2022 - Respirer librement]

        
Faire, et puis faire, et oublier de ne plus faire alors que l'été passé et les mois d'avant m'ont mis sous le nez la nécessité du ralenti, si tu ralentis pas tu craques t'as compris ?, "cédez" comme on lit à la fin d'une partition parfois, cédez le tempo madame, si je ne fais pas gaffe je cède rien, je garde la saisie l'agrippe le crochet le poing serré, alors faire gaffe, redescendre au jardin comme dans la chanson, ouvrir un livre, cuisiner un peu, bâiller, me laisser vivre, apprivoiser le contre-courant, narguer le capitalisme, être consciente que c'est sans doute un privilège, en faire bon usage.

 


 

J'ai encore le nez qui pique, on a rangé dans la maison, tout sorti tout nettoyé, les travaux inopinés ça a du bon on n'avait rien préparé on pensait pas que le propriétaire passerait si vite et lui ne pensait pas provoquer de tels nuages de poussière alors elle a tout envahi, on a râlé et puis voilà on a arrêté de râler parce que c'est pas mal finalement de ne plus avoir le choix


tu vas ranger oui

certains coins de l'espace n'avaient pas été touchés depuis huit ans je dirais, on a dû classer, déplacer, aspirer, réagencer et puis sur le piano dans le tas de partitions, je sais pas d'où c'est sorti, deux feuillets avec des ébauches d'idées d'histoires de rêves écrits par moi il y a environ dix ans dans une autre maison sur un bureau qui n'est plus le mien

j'y étouffais dans cette maison et je me projetais, plus tard, retourner en Australie, partir, seule, l'aventure, tout ça, je me voyais plus âgée, plus sage, je me donnais trente-cinq ans - j'imagine que ça me paraissait tellement loin

sauf que j'en ai trente-neuf, ce choc de retrouver ces mots, carambolage temporel, le futur est déjà passé, d'un seul coup je n'étais plus une mais trois - celle d'il y a dix ans, celle d'aujourd'hui et celle que j'ai traversée sans la voir et qui me tire par la manche

sur les étagères des livres des objets des dessins aux murs je conserve l'écriture de ma mère de ma fille de l'amie dans mon cahier des mèches de cheveux dans des enveloppes des fragments de ma vie de leurs vies

je m'accroche à des courants d'air
hier je pensais - je tombe
aujourd'hui je vois - je vole



Me reposer, me reposer, j'ai écrit ça avec soin hier soir dans le carnet posé près du lit, vraiment faire attention, prêter attention, donner de l'attention à ce besoin de pause, de repos qui est tout sauf optionnel, une nuit hachée ou trop courte et c'est tout l'échafaudage savant et minutieux du quotidien qui se casse la gueule, j'ai écrit ces mots parce que j'ai l'impression d'avoir clairement vu, pour une fois, un mécanisme très éprouvé à l'œuvre - faire, et puis faire, et puis faire, et puis au milieu d'une nuit tranquille me réveiller simplement et assister à l'emballement discret mais pas négocié de mes pensées, un sujet et puis un autre et la journée qui suit, bien sûr, un peu flinguée.

Faire, et puis faire, et oublier de ne plus faire alors que l'été passé et les mois d'avant m'ont mis sous le nez la nécessité du ralenti, si tu ralentis pas tu craques t'as compris ?, "cédez" comme on lit à la fin d'une partition parfois, cédez le tempo madame, si je ne fais pas gaffe je cède rien, je garde la saisie l'agrippe le crochet le poing serré, alors faire gaffe, redescendre au jardin comme dans la chanson, ouvrir un livre, cuisiner un peu, bâiller, me laisser vivre, apprivoiser le contre-courant, narguer le capitalisme, être consciente que c'est sans doute un privilège, en faire bon usage.

Discipliner quelque chose, écouter en grimaçant les premiers signes du plein un peu trop plein, ménager du vide là où c'est possible.

Dessiner mes contours aux ultrasons comme une chauve-souris, faire apparaître mes limites, me déployer dans le territoire qu'elles dessinent. Dealer avec la nécessité du rien parfois. Pendulation sans fin, fin fil de rasoir. 

 

 


 

Poser quelque part ce qu'on vit, ce qui traverse nos jours, les détails, les sourires, la balade à la tombée du jour dans la forêt, les trois mains sur le piano, l'observation du ciel, la lecture à haute voix on s'est embarquées dans La Croisée des Mondes (Philip Pullman) c'est trop chouette le suspens nous tient en haleine, et puis hier l'identification de l'étoile qui change de couleur au dessus du poteau, la plus brillante des étoiles elle a affirmé, c'est Mirfak on a vérifié, maintenant je pense à Mirfak je t'aime jusqu'à Mirfak et au-delà ma fille, et aujourd'hui la joie d'avoir profité de ce beau dimanche pour commencer à préparer le jardin pour l'hiver.

Je n'ai pas eu l'énergie d'y faire penser grand chose dans mon jardin, cette année, alors il a vécu sa vie - non mais visez un peu ce que je viens d'écrire sans faire gaffe - d'y faire pousser quelque chose plutôt - quoique je trouve intéressant d'envisager que mon jardin puisse penser, être pensant, voire être pensif, peut-être que pendant ce temps-là moi je pousse comme mes pieds de romarin et mes asters, je fais composter de la pensée dans mon jardin et pendant ce temps je m'enracine. Virage à cent quatre-vingt degrés, la pensée ici elle éclate en étoile. Jusqu'à Mirfak et au-delà.


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Comprendre que ce n'est pas de l'équitation qu'elle veut faire - ce qu'elle veut, elle l'explique en hoquetant, c'est retrouver le cheval des premières balades - me rendre compte dans l'instant qui a suivi que je ne me souviens plus du nom de la jument dont s'est occupé mon père quelques années avant ma naissance, et fouiller la mémoire, en vain - espérer que je l'ai noté quelque part dans l'un de mes journaux intimes, mais lequel, un jour peut-être je relirai tout - choisir une image douce et lumineuse pour ces mots-ci - ne pas savoir précisément pourquoi c'est important et

brusquement me souvenir.


Nina.


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Elle dit que nos opinions s'impriment dans le corps dans nos tissus et que peut-être on peut envisager de laisser aller ce qu'on croit savoir, ce à quoi on s'accroche, nos certitudes et peut-être donc consentir à mettre du mouvement là où en nous dans la chair les tendons le muscle c'est figé fixé maintenu solidifié

je crois que je tiens pour vraie une chose probablement contestable
vivons heureux, vivons cachés
c'est sans doute pas complètement faux mais peut-être que l'idée pourrait être nuancée affinée questionnée mise en doute

faire du passage sous les radars une spécialité prend beaucoup d'énergie c'est une vraie compétence un savoir-faire poussé une expertise
savez-vous où parfois je me cache
en pleine lumière sur une scène mais le dos soigneusement tourné au public cheffe de chœur voyez-vous c'est une bonne planque, enfin disons que dans mon expérience ça y ressemble enfin c'est paradoxal quand même parce que je concentre les regards de ceux et celles qui chantent, décidément c'est complexe je n'ai pas encore tout démêlé (peut-être ça n'est pas complètement démêlable)

au sujet de cette petite phrase, vivons heureux, vivons cachés, je crois qu'il y a bien davantage à comprendre je suis partie sur le sentier de la guerre, enfin non zut quelle expression dites, je veux dire que j'ai enclenché le mode curiosité essayer de voir ce que je ne vois pas encore

je ne suis pas certaine de savoir ce que ça signifie de vivre autrement qu'en recherchant l'invisibilité

c'est un truc appris imprégné un art de (sur)vivre j'ai appris à voir le monde à travers ce prisme mon corps ne sait pas autre chose
enfin je crois

je me demande

comment mettre du mouvement, doucement, comment bouger la ligne apprise, glisser un pied dans la porte, avoir peur un peu, inviter la pensée à se renouveler, se défaire, goûter la défaite la dé-faite entendez peut-être que le mot n'est pas triste ici peut-être juste gage d'une porte ouverte ou du moins à pousser - ou qui sait si ça se trouve juste à regarder s'ouvrir

le vent souffle



C'est la nouvelle lune et il paraît que c'est la saison des éclipses à tout va, on s'est dit que c'était chouette de se revoir avec un tel remue-ménage dans les coulisses célestes, on s'est posées sur un banc dans une roseraie et c'était fleuri encore, on a parlé de la mort, de normalité, d'écriture, de régularité, de discipline et puis aussi de comment on fait pour articuler maternité et vie d'artiste, job et temps pour soi, faim et repos, on a parlé de ce qui nous sécurise et de ce qui nous challenge, il ne nous a fallu que trois minutes pour monter sur pied notre prochaine résidence partagée d'écriture, on a ri, j'ai confirmé que je suis parfaitement capable de passer à côté de phénomènes populaires de masse dans l'ignorance la plus candide, on a des cheveux blancs un peu, de la gentillesse à revendre et fort peu de patience pour la complaisance et le compliment trop bien léché. That was so cool.






regarder la nuit à travers le pare-brise, pas seulement voir, pas seulement laisser le regard se perdre, quelque chose comme vraiment regarder, saisir l'obscurité et me laisser prendre aussi, être tenue dans le geste de regarder et être regardée par elle en retour

et par la montagne dans le noir - son sauvage

sur un camion espagnol sur une aire d'autoroute avoir vu quelques mots de castillan je suis pas sûre de ce que j'ai lu mais - j'ai cru lire compartir
partager
durant quelques années j'ai entendu régulièrement ces mots mis bout à bout magie de la traduction presque simultanée you can share puede compartir

d'accord
je peux partager

je peux partager - je ne suis pas seule -
les frissons des jours furieux leur empreinte leur empoigne la douceur de la dessaisie



Je lui ai demandé mais d'où elle tire son énergie, il a dit d'elle - sa compagne - sans hésiter, c'est une bâtisseuse - je sais pas bien si cette réponse me convient, je pense poids des injonctions, enjeux souterrains mais je sais aussi qu'elle et moi sommes très différentes alors...-, m'enfin sa réponse ne repose pas sur du vent - il a ajouté elle tient ça de son grand-père, c'était un bâtisseur déjà, dans cette famille ils sont charpentiers ils construisent leurs maisons ils sont autosuffisants

ça me questionne
et toi je lui ai dit, comment tu te vois, il a dit, moi ? je cherche, je crois que je suis un chercheur, un élément de transmission
et il l'est

du coup c'est moi que je questionne depuis cette conversation
et moi je suis quoi, comment je me vois, est-ce que je me vois seulement ah ben je sais pas trop

je ne suis pas certaine de mon identité
bizarre ce mot décidément me tourne autour j'ai failli dire juste avant que ces deux-là ont peut-être reçu une identité quelque chose comme ça au début de leur vie une piste déjà tracée une route à suivre

je sais pas trop dire ce que je suis j'ai reçu un autre type de bagage au début
je tourne autour du mot imprégner au sens ancien rendre prégnant fertile
ce mot je trouve n'a pas les contours clairs, c'est pas comme bâtir, son contenu est plus sombre diffus
comme de l'eau qui sourd du sol ou alors comme la forme dans le bois pas encore sculpté et qui cherche à être vue

Je suis peut-être bien un peu chercheuse aussi tiens

Je cherche mes mots



Journée faste. Je réfléchis, je piste une idée que je ne circonscris pas encore, elle est rétive. Le tensiomètre chez la doc a réglé la question : error. On m'a découvert inopinément une sinusite chronique, une pansinusite même peut-être elle soupçonne, quand j'y pense, je suis en train de comprendre que je vis probablement avec depuis des années, vraiment depuis beaucoup d'années, mince je pressens que peut-être je n'ai jamais respiré pleinement, c'est quoi respirer librement se pourrait-il que je l'ignore que mon corps l'ignore ah bah oui tiens parlons-en, après l'effondrement des poumons il y a vingt ans - le (dés)encombrement des voies respiratoires c'est un bon sujet ici on dirait

décidément je vis pour apprendre à respirer
l'idée me ravit

et joyeux Samhain 

 

 

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Crédit photos : I.G.

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