[Jeudi 21 décembre 2023 #1 - Emerger]

Jeudi 21 décembre 2023, C...
 

J’ai passé ce trimestre – à côté de mon métier de cheffe de chœur, ce métier-passion-qui-souvent-m’épuise - à lire, picorer, découvrir, et écrire ; j’allais dire écrire furieusement mais non, je n’ai pas écrit furieusement : je me suis contenue, plutôt, et c'est neuf pour moi d'essayer de contenir. J’ai écrit dans le cadre de mes études – ce sont des études d’écriture - j’ai testé, réfléchi, raturé, me suis inquiétée de ne pas tout comprendre, mais j’ai écrit beaucoup ; j’ai des idées à foison, ma confiance en moi remonte en flèche, je nourris ma curiosité, m’extasie de ces champs d’études qui s’ouvrent à moi, me désespère d’être si brouillonne ; je sens des cartes se dessiner dans mon esprit, des liens se nouer, une façon de voir le monde s’affûter – c’est ce sentiment qui, ce matin, me pousse devant mon ordinateur. Je veux garder une trace de ce qui se noue au-dedans de moi depuis quelques mois.


Lu hier Seule Venise, de Claudie Gallay. Je l’ai trouvé en bouquinerie récemment ; de cette autrice, j’ai adoré La Beauté des jours, découvert il y a deux ans. Je ne suis pas certaine d’avoir autant apprécié Seule Venise mais j’en retiens une réplique du Prince : ...chaque chose que vous apprenez doit se rattacher à quelque chose que vous savez déjà. C’est ainsi que le savoir se construit.


Ce matin, j’ouvre Arpenter le paysage, de Martin de la Soudière. Rien à voir. Je suis quelques sentiers ouverts ces dernières semaines avec le cours que j’ai suivi sur les paysages. Je lis, page 41 : ...forain, terme issu de l’ancien français qui désignait ce et ceux qui se tiennent en lisière, à l’extérieur mais pas trop loin non plus d’un centre ou d’une localité, pas exclus mais quand même pénalisés géographiquement, parfois marginalisés (punis ?), parfois suspectés.


Lisières : c’est le titre que j’ai donné à un recueil de textes que j’ai soumis, un peu téméraire, à la lecture d’un de mes enseignants – avec l’idée un peu saugrenue que je pourrais peut-être en faire quelque chose pour mon mémoire de M1 – j’ai lâché l’idée – le travail serait colossal et je crois que j’ai envie d’autre chose – ce que je veux dire, c’est que cette définition du mot forain me touche : mon grand-père était, entre autres, forain : il vendait des objets en bois sur les foires et les marchés de son canton.

Je me sens, moi, à la fois symboliquement et très concrètement, à la lisière – pas encore dans la forêt, mais sur son seuil. Suis-je foraine ? Je ne sais pas. Féminiser le mot me fait entendre foreign – étrangère – recherche rapide faite : les deux mots partagent une origine commune.


A l’occasion d’un devoir demandé sur mon expérience d’un lieu, j’ai travaillé sur l’idée du bord, de la frontière, du rivage, de la lisière, justement. J’ai écrit sur ce qui s’avère être pour moi un haut-lieu – un de ces lieux qui revêtent une dimension autre, rituelle peut-être, mythique. Martin de la Soudière parle d’emblée de ces hauts-lieux dans Arpenter le paysage – j’ai lâché la lecture – pour un moment seulement, je crois que je ne vais pas lâcher le livre – pour en prendre note.


Je trace des lignes. Comme Tim Ingold, cet anthropologue dont on m’a conseillé Une Brève histoire des lignes. Je trace une carte : mon grand-père, l’étrangeté, les hauts-lieux, Claudie Gallay. Je crois que j’ai besoin de nommer cet émerveillement que je ressens : le travail demandé dans ce Master peut donc être en prise directe avec quelque chose de l’ordre du ressenti, de l’éprouvé. Il s’agit de tirer des fils entre l’intuition, l’étude, la théorie (ardue encore pour moi – oh ce vocabulaire aride parfois), la poésie, l’érudition des autres, ma curiosité, mon histoire.


*


Mon sujet de mémoire n’est pas encore clair. Il est en cours d’émergence. Je crois que c’est le plus joli mot pour parler de ce qui se passe chez moi : ça émerge. Quelque chose émerge. J’atteins la surface. Ou quelque chose atteint ma surface. Ou les deux à la fois. J’aime cette sensation. Rien n’est clair ; je bouillonne ; je laisse faire, et je lis.


*


Je n’ai pas repris le livre ouvert ce matin ; j’ai marché. J’aime aussi ce phénomène-là : sentir qu’une lecture me met en mouvement.

Je suis allée marcher sur un sentier que je connais déjà, mais suis revenue par un autre. Il bruine ; les fossés sont remplis d’eau, devant les longues herbes dans le courant j’ai pensé à Ophélie allongée dans la rivière. J’ai effrayé une colonie d’oiseaux sur l’îlot au milieu de l’étang, et m’en suis voulu.


Décidément, je vais plus volontiers marcher l’hiver – l’an dernier, c’était l’époque de mes marches nocturnes et solitaires sous la pluie, et je découvrais Claudie Hunzinger. Une autre Claudie.

Je vais allumer le poêle bientôt.


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