{Poétique des jours - Le vertige de la terre ferme}

 Je sens ce besoin paradoxal de dire, de dire, de dire, et en même temps de me taire, de ne pas ajouter du bruit à la cacophonie ambiante, de juste être là, d'écouter, de ressentir, de me laisser pleurer aussi – moi la fille aux yeux secs, ces temps-ci je pleure pour des "riens" qui n'en sont sans doute pas. 

 


Sentir le temps passer et les heures couler, sentir que je ne suis pas obligée d'être ce personnage qui réagit, qui plonge dans l'immédiateté, qui obéit à l'injonction du tout de suite fournie clé en main par notre culture du rapide et de l'éclair, sentir que je me réapproprie une sorte de pouvoir, celui de prendre le temps dont j'ai besoin dans une société qui nous raconte que le temps c'est de l'argent et que, attention, si je ne monte pas maintenant dans le train, je l'aurai loupé pour toujours et que ma vie en sera ratée, terne et marquée jusqu'à sa fin par les regrets (cuisants, de préférence, les regrets).

On peut laisser passer les trains, on peut. Mais on ne nous l'apprend pas. On peut laisser passer le train et choisir de rester sur le quai pour le regarder partir, et commencer à marcher doucement pour rejoindre la campagne, suivre les rails un peu, aller voir un peu plus loin, se demander peut-être ce que ça aurait fait si on était montée dedans, se demander peut-être si on aurait pas fait une belle connerie quand même en le laissant partir, ce train, et malgré tout s'en féliciter, parce que une fois le train parti et sa fumée dissipée, l'air est clair et doux au fil des petits matins - et puis continuer à marcher, se laisser happer par la marche, par le ciel au dessus des rails et la rivière que la voie de chemin de fer longe sans le savoir, on peut faire ce choix, on peut.

Je suis descendue du train, je crois. Je trouve ma déroute à moi, je prends le temps pour ça – quelques années, c'est pas de trop pour comprendre comment fonctionne ma propre boussole, et sans doute ça n'est pas fini, cette histoire. Savoir quand c'est juste pour moi de m'asseoir et d'écouter ce qui se passe dedans, quelles terres en moi appellent un arpentage neuf, quelles émotions veulent parler et me raconter leurs histoires, quelles voix étouffées souhaitent se faire entendre. Me laisser émouvoir par les voix des autres aussi, tiens, sentir comment la mienne, de voix, pourrait répondre de l'autre côté de la colline – sans me presser, en prenant le temps, sans peur de rater un départ. Prendre le temps d'écouter un peu l'écho avant de réagir, et savourer la distance. 


Sortir des trains, batailler avec les aiguillages, les directions prises et les carrefours loupés – mais ne pas s'en faire, les chouettes veillent sur les voyageurs perdus depuis le faîte des arbres voisins ; et finalement poser le pied par terre, sentir le vertige de la terre ferme, fermer les yeux, respirer profondément, saisir fermement son sac de voyage ; et commencer, doucement, à marcher. 

 

On n'a rien raté.

 

-----

A lire aussi 

{Poétique des jours - L'intime distance des corps} 

{Espace du dedans #5 - Le gris des épaves} 

----- 

Crédit photo : I. Guérin


Commentaires