Passages - Fin mai - Début Juin 2021
Chronique d'un chemin qui se trace : c'était le sous-titre de La Déroutante, il fut un temps. C'est ce que j'ai fait la semaine dernière, j'ai chroniqué le chemin. Ça cause beaucoup de mort, cette histoire, alors ne vous faites pas violence, ne lisez pas si ce sujet est sensible pour vous.
Passage #1
On mérite la poésie
Celle des
heures qui passent et de celles qui ne passent décidément pas,
suspendues quelque part pour une éternité qui cafouille, les heures
partagées des jours des nuits la jeunesse du temps toujours
renouvelée on mérite la joie profonde,
la poésie des jardins
dans les bois et des châteaux de poètes,
la musique là-bas sous
les chapiteaux et les cargaisons de gamins colos improbables
embarquées dans des camions pourris mais tellement confortables,
dansons les amis, sors le violon la belle, pourquoi quand on est
vivants on est souvent à moitié morts, pourquoi la poésie apparaît
après - faudrait essayer de regarder le monde en poètes vous croyez
pas - qu'est ce qui nous maintient dans une moitié de vie, c'est
peut-être ça qui pousse à travers nous, ce qui nous pousse les uns
vers les autres contre les autres, une histoire d'aimants qui
s'attirent se repoussent qui sait c'est peut-être ça la preuve
qu'on est vivants s'il nous en fallait une - il faudrait bien que je
te chiale mon vieil ami le pote de la pote qui..., que je n'écoute
pas la petite voix dedans qui me souffle que ça se fait pas de
parler de trucs aussi graves, que j'avais pas pris de nouvelles
depuis des années - t'as vu t'es mort à l'éclosion des nigelles -
mais se faire chialer les uns les autres, qui sait, ça aussi c'est
peut-être bien les cadeaux qu'on se fait les uns aux autres se faire
chialer se faire sentir vivants se donner des bouffées d'air inspire
vas-y t'es vivant encore pour un moment profite, nos vies sont des
histoires d'amour pas très labellisées et on fait comme si on le
savait pas parce que c'est pas ça qu'on a appris, chialer n'est pas
toujours triste, ma journée sera bien remplie aujourd'hui, être en
vie on l'oublie ne nous demande rien d'autre qu'un peu d'intensité -
se donner à ce qui, en nous, est vivant.
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Passage #2
J'écris des trucs par ici - je dévide
des bobines de pensées des mots qui s'amoncellent des choses à dire
pour pas m'étouffer avec - flot continu ininterrompu - je tisse des
textes les mots sont des fils la trame est invisible - faut que j'en
fasse quelque chose alors je les rassemble en petits tas, des puzzles
de mots des fragments de moi je documente comme y disent, j'attrape
des bribes et c'est tout, quel sens ça prend du dehors j'en sais
rien du dedans c'est pas beaucoup plus clair - le courant est fort et
le vent souffle, y a des anniversaires qu'on oublie parfois de fêter
mais eux ne nous oublient pas et ils nous explosent à la tronche
sans prévenir, il ne s'en faut pas de beaucoup parfois juste une
visite inattendue en mon absence oui mais voilà pas n'importe
laquelle, juste une femme rencontrée il y a sept ans - presque jour
pour jour on va pas chipoter, un jour en mai il y a sept ans j'ai
récupéré des bouts de moi éparpillés en même temps que la clé
d'une maison - et cette femme est passée hier après sept années
et
puis je suis allée au concert aujourd'hui, ça faisait longtemps pas
vrai, le type devant le clavecin et la vie d'avant avant, ce temps
qui nous échappe comment on lui fait rendre gorge il fait trembler
les mains et on sait plus quoi dire
alors j'écris des trucs
par ici pour pas perdre pied dans le courant - en fait je perds pas
pied j'ai appris à nager, ben oui sept ans j'ai eu le temps
d'apprendre - le courant emmène ma vie un peu ailleurs je m'enracine
comme je peux y a des endroits jolis je crois bien, le vent le temps
va bien s'arrêter de souffler fort un jour - et on y sera sûrement
encore vivants.
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Passage #3
J'ai été
soufflée. Sur le parvis du crématorium, à la fin de la cérémonie,
elle m'a dit, M. - on était un peu sonnées toutes les deux -
j'espère te revoir un jour.
Y avait des robes fleuries, des
bouquets champêtres, de la fumée de cigarette, y avait sa fille si
belle, des tremblements dans les voix, le maître de cérémonie
maladroit - célébrer la mort, les morts et la vie, on sait pas,
chez nous, c'est dramatique ça quand même - je sais pas mieux que
les autres, mais il a malgré lui fait naître une vocation chez moi
ce gars-là, j'ai fulminé très fort à l'intérieur.
Et puis
y a eu le moment de flottement à la fin, comment on revient chez les
vivants après ça, on était où au fait ce matin tout ce temps-là
- je me suis posée près d'une rivière toute seule avec un
pique-nique improvisé, les chips sont trop salées tant pis la brise
à l'ombre fait du bien. Après ça je vais chez B. pour répéter,
je profite du silence avant d'y aller, les affaires reprennent,
intervention en maternelle dans trois jours - musicale,
l'intervention, on va charcuter personne - warf, y avait de la
poussière et une mue de tégénaire sur la housse de ma guitare,
elle a pas vu beaucoup le jour ces derniers mois elle - l'eau coule
doucement, j'ai oublié de prendre de quoi écrire pour souffler un
peu d'ici ce soir la journée ne s'arrête pas cet après-midi
journée de tarée j'ai perdu l'habitude moi - heureusement j'avais
un vieux carnet publicitaire dans le vide-poches de ma voiture je
prends en note ce qui se raconte à travers moi, petite voix véloce
qui dévide, raconte, commente, comprend, bondit de fil en fil,
rebondit, fait des nœuds et détricote - écrire pour ne pas mourir,
tiens, une amie m'avait raconté qu'elle pense toujours à cette
chanson d'Anne Sylvestre quand elle me lit, marrant que je pense à
ça aujourd'hui quand même.
*
Prendre une photo de la rivière avant de partir, avec le ciel, la photo - il paraît qu'il faut regarder le ciel pour voir s'y déployer Iris, la déesse des arcs-en-ciel aux ailes d'or, y a pas que Mercure qui galope dans les nuées, j'ai appris ça récemment - et je pense à cette Iris que je n'ai jamais rencontrée, dont le père, chirurgien, m'a ouvert la poitrine par deux fois quand j'avais dix-sept ans - elle est née, Iris, alors que son père me redonnait la capacité de respirer, et que quelque chose en moi étouffait sans doute en même temps que mes poumons s'affaissaient sur eux-mêmes.
Pourquoi j'écris ça
ici, ça rime à quoi, est-ce que c'est impudique, mal-venu, chais
pas - ça doit bien être utile quelque part - pourquoi, sinon -
peut-être une histoire de sur-vie, j'me dis. C'est plutôt cool,
quand j'y pense. Y a des moments dans l'existence qui permettent aux
digues obsolètes de se casser la gueule, faut s'en saisir, et se
donner un surcroît de vie au passage - c'est jamais perdu ces
trucs-là, non ? Alors j'essaye d'arrêter de me charcuter la tête
avec mes vieux doutes tout pourris, les questions de savoir si je dis
trop, si je montre trop, si je suis trop intense - on peut vraiment
être trop intense ?
Ça me rappelle mon prof américain,
quand je me formais à l'accompagnement psycho-corporel, il a dit ça
un jour, je l'avais cité dans le discours que j'avais écrit pour ma
promo quand ça a été notre tour d'être "graduated" : we
do all this work in order to live and love better.
Voilà,
c'est pas compliqué finalement. Moi, aujourd'hui, j'écris pas
seulement pour pas mourir, je crois que j'écris pour vivre et aimer
un peu mieux.
*
Je suis repartie de chez B., on a bien bossé. J'ai failli avoir un accident pour la deuxième fois au même carrefour aujourd'hui – la même hésitation les deux fois – ça ne m'arrive pas souvent, j'ai pas compris. Ah tiens, je sais pourquoi j'écris, encore – pour garder à distance ce qui pourrait me faire mal – comme le regard navré du conducteur de la bagnole d'en face – je l'ai entendu penser si fort - encore une folle au volant.
Sans doute j'écris pour trouver grâce à mes propres yeux, alléger la traversée, mettre de l'air et un peu de distance là où décidément j'étouffe – rien de grave, dit une petite voix dans ma tête – de l'air, dit une autre, exsangue.
Je sors de chez B., je disais, avec dans le coffre la guitare de mes dix-sept ans, le violon de mes dix-huit et le bodhran d'Irlande – tant d'instruments dont je ne jouerai décidément jamais bien – j'en ai ri avec B. mais quelque part ça pince un peu, combien de vies rêvées ne seront pas vécues, à quinze ans je rêvais de jouer de tous les instruments imaginables en parcourant les routes – c'est pas grave, finalement on peut pas tout faire dans la vie et c'est peut-être cette frustration qui nous pousse à aller un peu plus loin – allez, c'est pas grave, on a dit.
J'ai trouvé un coin à l'ombre dans la campagne, les répétitions du chœur de femmes recommencent ce soir, les horaires de cette journée ne ressemblent à rien, je ne peux pas rentrer chez moi – ça sert à rien, à peine arrivée faudrait que je reparte. Y a des chevaux de l'autre côté du pré, des amoureux près de l'étang – je reste à l'ombre dans ma voiture, épuisée déjà, le souffle décidément court. La répétition approche, ont-il pensé à rapatrier un clavier dans la salle où on travaille, sinon je suis prête j'ai deux diapasons sur moi, c'est Byzance comme disait ma meilleure copine en terminale, et est-ce que je sais faire, toujours, diriger un chœur ?
…verdict après la séance : oui, je sais toujours. Je sais toujours faire rigoler la galerie, parler de périnée et de bascule du bassin, on a improvisé un échauffement - faut pas oublier de respirer, hein, faut pas s'étouffer avec les masques que je leur ai dit – oui on doit chanter avec nos masques, c'est la condition sine qua non pour la reprise nous a rappelé le directeur, on s'est marrées en évoquant les « accidents de chorale » à éviter – ce serait dommage pour les quelques séances qui restent franchement, on a chanté une histoire de grand vent et puis une autre, une histoire d'étincelles pour y embraser l'espoir.
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Passage #4
On n'en finit pas de passer.
On n'a pas fait l'intervention musicale en maternelle finalement.
Y a eu un autre mort dans le périmètre, un proche de mon ami B. – encore un mec jeune qui est parti, eh les gars si y en a qui lisent ça par ici, c'est pas un message subliminal, on tient à vous hein, bref, je me balade depuis le début de la semaine avec, dans mon sac, un pauvre bout de papier sur lequel j'avais imprimé le texte que j'ai lu lundi lors de la cérémonie du premier ami, et demain rebelote, retour au crématorium, ça commence à bien faire, mais c'est étrange cette envie d'y être, d'en être, d'être avec – hier je me demandais si j'étais légitime à me rendre à cette cérémonie-là, je le connaissais pas beaucoup, mes enfants ont passé du temps avec les siens, est-ce que c'est juste que je sois là – ben évidemment m'a dit ma cop' M., avec qui j'ai passé une heure au téléphone hier soir, dans mon garage pour déranger personne dans ma toute petite maison, ben oui on a besoin d'être là, d'y être présent-e-s, sans doute pour soi, pour les vivants qui restent, pour dire qu'on est là, pour dire qu'on est vivant-e-s toujours, c'est bizarre de dire qu'on va à une cérémonie funéraire pour se sentir vivant-e-s mais quelque part, c'est logique, être suffisamment vivant pour permettre à ceux qui sont morts de partir, sinon on est tous des morts-vivants et ça c'est plus possible, c'est le bordel si on commence à tout mélanger, non ?
Je sais pas.
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Passage #5
Y avait un monde fou.
J'ai pleuré hier soir en voyant une photo de moi il y a six ans.
Je me suis sentie abandonnée, seule – alors que je ne le suis pas. Apprendre la mort des autres, j'apprends ça, c'est comme des petits cailloux qu'on lance dans l'eau : ils disparaissent sous la surface, eux, et font des ronds à n'en plus finir. Je suis aux prises avec les ronds dans l'eau.
J'ai réussi à demander le soutien dont j'avais besoin aussi. J'ai souri ce matin, serré fort contre moi des ami-e-s. Y avait tellement de monde – je faisais partie de ce monde – que le parvis du crématorium débordait. J'ai appris que l'homme qui est parti savait fédérer les gens autour de lui, et j'ai pu sentir ça aussi, comment il continuait de fédérer – et comment je me trouvais prise dans cette spirale-là – j'ai eu envie de lui dire merci pour ça. Et puis lui et le mort précédent, et puis tous ceux d'avant d'avant d'avant, ils m'apprennent qu'on a terriblement besoin d'espaces pour parler nos pertes, pour dire, pour parler de la mort, de nos morts, des morts, pour en faire un véritable sujet de conversation, sujet vivant, ouvert, sensible, relié – la mort ça relie, ça coupe mais qu'est-ce que ça peut relier aussi, à soi et au monde, bizarrerie cyclique je me suis trouvée, ce matin, reliée à mes ovaires – mis ovarios on ne peut plus pleins de vie de fertilité au sens large d'élan et de force – est-ce donc si étrange de me relier à mes ovaires, espaces d'origine, à la mort d'un autre ?
Je sais – toujours – pas.
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Crédit photo : I. G.
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