[Juin 2022 - La peau à l'envers]

 Je continue de mettre à jour mes entrées de journal, fin d'année scolaire à ranger soigneusement, mettre les mots dans des petites cases des petites boîtes où je saurai les retrouver, organiser le temps mon espace mon cerveau et prendre soin de mon besoin de sécurité. Juin ravaudé.

 





Je me suis réveillée tôt avec une pensée étrange en tête, je crois que j'ai été frappée par une image hier lue dans L'Atelier noir* de Annie Ernaux, elle se demande un jour comment écrire depuis un très vieux cliché de son père avec sa sœur qu'elle n'a pas connue, une autre enfant qu'elle morte avant sa propre naissance, décidément je parle tellement de mort ici, non ? Heu oui c'est pas faux, voilà c'est comme ça, ça m'empêche pas de me sentir très vivante c'en est peut-être même une conséquence ça me fait penser à certains artistes dont j'aime l'univers montrer des seuils des limites ça me parle ça se déplie, il y a dix ans dans un spectacle que j'ai monté avec deux amies chanteuses quand je voulais faire l'expérience de la scène je lisais un texte une femme qui perd son enfant comment j'ai pu lire ça j'avoue aujourd'hui je ne sais pas je ne m'en sentirais peut-être plus capable 


Bref c'était bizarre ce matin, dans un genre de demi-sommeil laisser aller mes pensées bon train mais m'en souvenir à peine et me demander si Annie Ernaux a effectivement écrit au sujet de sa sœur je ne sais pas

Ça me travaille tellement les questions de mémoire de transmission d'échos

Ce matin la pluie ne tombe pas et je me sais vivante
 
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Tu défais toujours ta valise longtemps après le retour il a dit avec un sourire, et c'est vrai, je me demande ce que je transporte dedans qui nécessite tant de temps pour être désamorcé
 
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Devenir adulte elle a dit, mon amie V., elle a quarante ans mais face à sa mère elle n'en a plus que quinze, moi parfois face à mon père j'en ai cinq, je me demande à quoi ça ressemble, ce truc que apparemment on continue d'attendre d'espérer sans faillir on sait bien pourtant que sans doute l'attente est inutile
mais on attend quand même

quels modèles de persévérance hein

Derrière la vitre le bouleau mort qui abrite le nid des mésanges


 
 
J'ai eu un doute soudain hier soir en relisant ce que j'avais écrit, je suis tombée en arrêt devant les mots "je me demande" comme si j'avais déterré un os, "je me demande" je dis ça souvent, non ? J'ai regardé l'entrée de journal précédente. Bingo. Celle d'avant. Encore. Celle d'avant avant. J'ai rigolé un peu et ouvert de grands yeux mais ça me donne à ronger, cette histoire

J'ai un tic de langage, je vois que ça, une habitude, un pli pris une sorte de sillon dans lequel j'engage mes mots au moment où j'enclenche le processus d'aligner écriture et pensée et ce tic me raconte quand même que j'ai fait du pas savoir un grand étendard derrière lequel me cacher, et ça, pardon, mais ça m'agace, je me faisais la réflexion récemment que j'adore me questionner mais que parfois c'est rassurant aussi d'avoir quelques réponses fermes sur lesquelles accoster de temps en temps, je m'étouffe un peu à nager en permanence là où j'ai pas pied, je crois.

Je vais pister les "je me demande", et leur retourner la peau un moment - avant de recommencer à me demander des trucs, je vais faire l'inventaire de ce que je sais. Ça doit bien exister quand même dans ma vie, une ou deux certitudes sous une motte de terre à retourner.

Quant au "je me demande" que j'ai failli ajouter à la fin - je vais la lui faire bouffer, la motte.
 
*
 
De quoi je peux être certaine - ébauche de liste à la manière de Sei Shônagon dans ses Notes de chevet*, rédigées au Japon au XIe siècle :

- le lièvre couché à l'entrée du chemin blanc qui mène à ma maison est mort

- le rire qui est monté en moi ce matin au cours de théâtre venait du ventre

- la grand-mère de V., venue récupérer son petit-fils hier à l'école de musique, m'a émue en disant il est si spontané votre sourire

- j'ai mes règles et ce sang vient, lui aussi, de mon ventre

- à la question "que cherches-tu", qu'on m'a posée deux fois dans ma vie et qui m'a laissée muette les deux fois, se dessine un ersatz de réponse - le chemin de mon ventre**
 
 


 
 
[Bribes de samedi]

Hier j'ai écrit à M. sur un coup de tête après avoir vu sa tête sur une photo sur les réseaux, ça m'a émue, je ne suis pas certaine d'avoir beaucoup de choses en commun avec lui mais je crois qu'on se sentait bien l'un avec l'autre quand on se côtoyait, c'est suffisant pour être émue, je décrète.

Et ce matin, à V. j'ai envoyé deux mots, have fun, comme F. me l'a dit un jour, vas-y profite, une sorte de permission reçue, le genre de trucs chouettes à remettre en circulation.
 
*
 
Le bouleau mort vient de mourir encore - à la tombée de la nuit il l'a vu s'effondrer, ce matin encore il prenait en photo la chouette perchée à son sommet - mais on aura beau dire il n'est pas vraiment mort encore pour tout le monde, ça fait une cicatrice dans le jardin on le verra en négatif maintenant
 
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J'ai écrit à M. il a deux jours, élan spontané ça me prend parfois, je me demande pourquoi j'écris aux gens, j'écris pour qui, eux ou moi, je sais pas, en tous cas sa réponse, à M., me plonge dans un courant qui n'est pas celui des jours qui se suivent, étrange sensation, je disais de lui que sans doute on ne se ressemble pas beaucoup mais j'en suis pas si sûre, c'est drôle quand même, cette habitude que j'ai de faire en sorte de ne pas souffrir, je veux dire, je veux éviter de me raconter des histoires sur qui me ressemblerait ou pas, qui me comprendrait mais finalement non, éviter d'être déçue, quelque chose comme ça, je me raconte toujours qu'on ne se souviendra pas de moi parce que j'ai trop peur de constater que effectivement on ne se souvient pas de moi, j'anticipe l'oubli – alors constater que l'autre, contre toute (fausse) attente, n'oublie pas, ça m'émeut – je crois que c'est précisément ceci qui m'émeut dans ce cas précis – M. contourne la déception attendue et ça me fait sursauter – je parle du sursaut qui surprend, qui sur-prend, me cueille et me dépose dans le courant où il est juste bon de me laisser glisser, alignement des petits cailloux dans le fond de la rivière avec mes planètes singulières.

Il m'a demandé en retour comment j'allais dans ma vie, en anglais, et puis il a déposé les quatre mots en irlandais qu'il m'a appris - des petits cailloux sur ma route - je crois que je vais lui parler de mes cheveux qui sont gris maintenant parce que j'ai arrêté le henné ils blanchissent si tôt dans ma vie, je lui parlerai peut-être de cette année et un peu de la fatigue, et aussi, cette phrase qui m'a traversée plusieurs fois aujourd'hui depuis que j'ai lu son message, je lui dirai – je vais essayer de ne pas chercher à paraître plus forte que je le suis

 
 
[Rêver le rêvable]

Conversation saisie au vol hier, regarde dans la direction où tu veux aller, ça m'a fait sourire, et quand tu sais pas précisément où tu veux aller tu fais comment hein, la bonne blague, mais attention hein je m'en plains pas de pas savoir, c'est sans doute pratique de savoir quand tu sais mais c'est pas nécessairement le bordel si tu sais pas contrairement à ce qu'on voudrait nous laisser croire
"on" étant je sais pas trop qui la société j'imagine c'est un peu nébuleux

Je me dis parfois que j'ai loupé des trucs dans ma vie, déraillement, la voie était tracée études longues et si possible prestigieuses être sage et en sécurité passer des parents à un mec une famille le chien et les poules

Heu
J'ai loupé certaines étapes du plan et j'ai mis un peu de temps à pulvériser certains trucs pour le reste je fais au mieux avec mes contradictions

Comme m'a dit il y a déjà assez longtemps un vieil ami j'ai sauté du train je crois
J'en finis pas de sauter du train aimer la direction que je prends emprunter des voies secondaires en fait je me rends compte en écrivant que je sais parfaitement dans quelle direction je regarde le cap est clair le phare luisant et le vent souffle

Peut-être simplement que les mots manquent pour appeler cette direction par un nom elle est peut-être pas très nommable le contre-courant pas facile de penser ce qui n'est pas nommé et de le penser positif par surcroît

Ça me fait penser justement à mes premières lectures féministes me rendre compte que je coche les bonnes cases pour les chasses aux sorcières artiste femme indépendante mère solo à l'époque dans une maison isolée jusqu'à la sauge dans le jardin paf j'en ai eu des sueurs froides le long de la tempe au fond de mon canapé de récup'

Bon j'ai tiré un fil encore une fois je sais pas trop écrire autrement j'ai failli penser que décidément ce que je raconte c'est le bordel
mais non
ma pensée est cohérente la ligne directe le tracé net et l'horizon tu sais ma belle tu vas le nommer un jour oui

Écrire 
 
 
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Traverser le village voisin - sidéré - dix minutes après la grêle.






Laisser l'ébullition se calmer, tranquilliser la cervelle, prendre des notes pour garder des traces des tas et des tas d'idées qui m'ont traversée, j'ai entendu le Ubi Caritas* de Duruflé je l'ai chanté il y a vingt ans ça m'a touchée tellement et puis le chœur de femmes a dépoté encore une fois le cloître était bondé d'un coup le silence est devenu palpable les applaudissements drus il se passe un truc parfois, j'aime cet espace-là j'y suis j'y suis autrement comment dire comment j'y suis - j'ai pris le micro une seule fois au début dire qui on est et puis pour le reste juste faire confiance à leurs voix sentir le poids du public rivé à mon dos la mécanique est fiable les respirations accordées la justesse huilée 

c'était pas mal pour appeler le solstice
 
*
 
Elle m'a dit, A, que j'ai le droit de briller aussi, je venais de lui dire que mon chœur de femmes hier avait été flamboyant, j'ai un peu le sens de la démesure parfois - m'enfin pas longtemps après j'ai reçu un message d'une spectatrice, une ancienne chanteuse du chœur, qui disait tu l'as entendue, la densité du silence quand vous chantiez, l'épaisseur de l'écoute de cet échantillon humain dans la cour carrée, j'ai donc pas inventé, il s'est passé un truc, ah et puis elle a ajouté à son message, tu as l'air heureuse

Je lui ai pas répondu encore, demain je le ferai je ne sais pas trop quoi dire, ça me touche, et puis je veux dire l'année a pas été simple j'ai frisé la grande fatigue l'épisode de mon amie M. qui a demandé à être hospitalisée l'été dernier parce qu'elle se sentait devenir dangereuse pour elle-même m'a fait cogiter bien comme il faut, pas aller trop loin - pour peu qu'on sache ce que trop veut dire - ériger des gardes-fous consolider les piliers arrimer la barque à l'anxiolytique - je disais plus tôt au printemps que d'où je suis face au chœur je perçois au moins un peu qui elles sont - je constate que d'où elles sont face à moi elles perçoivent au moins un peu qui je suis
 
 

 
 
[Journal du vertige]

Vertigineux, le moment en forêt tout à l'heure avec E. qui apprend l'émerveillement par lui-même, la vie, tu te rends compte maman, c'est fou qu'on soit là, si une personne dans notre arbre généalogique n'avait pas été celle qu'elle a été, ou avait été une autre on ne serait pas là, pas pareils, on ne penserait pas ce qu'on pense ou pas exactement de la même façon
et puis ce moment là dans la forêt qu'on vit on le vivrait pas

Vertige
au retour apprendre le revirement aux États-Unis l'avortement
je me suis assise un moment, sonnée
c'est vertigineux ça aussi tellement


Et le vertige aussi - le bouleau mort est bien mort tombé il y a deux semaines, et la chouette qu'il a prise en photo le jour de la chute n'est plus aujourd'hui qu'une boule de plumes ensanglantée au pied des sapins
 
 
 
 
[Journal de danse]

En arrivant chez moi hier vers deux heures du matin, le sourire vissé au visage, j'ai dit warf, je n'ai plus de corps - et je me suis figée un instant, évidemment j'ai encore un corps, c'est étrange de dire que je n'ai plus de corps alors que précisément je viens de danser avec durant des heures, et puis c'est tellement questionnable aussi de dire que j'ai un corps, ne suis-je pas un corps, je veux dire, je pense parce que quelque chose est incarné, et même cette phrase je ne la sens pas pleinement juste, c'est parce que je suis un corps que je pense et que je danse - et la pensée d'un corps en mouvement, parlons-en

Bref, je voulais parler de la danse et de ces danses que j'ai tournées comme si j'étais en transe, et peut-être bien que c'est un peu le cas, un état de corps un état de conscience particulier hors de - de quoi je ne sais pas, hors de et aussi pleinement dedans, dedans moi

Je voulais parler de danse et de corps et je découvre en écrivant que ça n'est seulement de ça que je veux parler

Je n'ai plus de corps, j'ai dit hier en riant et je me suis figée aux États-Unis elles peuvent aujourd'hui dire ça et ça signifie autre chose et c'est si peu pensable
Leurs corps appartiennent à d'autres qui posent leurs pattes sur leurs centres, je voulais dire sur leurs ventres

Je voulais parler de danse parce que je croyais vouloir parler de quelque chose de léger, militer, moi, je (crois que) je sais pas faire, alors je pensais laisser ce sujet aux autres, et lire, m'informer, mais là ces temps-ci je crois que ça ne me suffit plus

Alors oui je parle de danse, de cette musique qui traverse ma vie de part en part, de ces pieds qui savent comment bouger, de ce bassin en suspension, du plaisir de danser avec des amies, de ces demi-ronds qui rassemblent une salle entière sur un parquet et on se croise, on se rencontre, on s'aimante, on se repousse, une vraie métaphore des corps célestes un parquet de bal, oui, et au-delà de ça je crois que je veux dire - nous sommes des corps nous sommes des corps nous sommes nos corps
 

 
 
Étrange échappée, déblayer la grange, charrier des monceaux de vaisselle fort kitch, monter et descendre cent fois à l'échelle, trouver le flacon de graisse pour faire taire la brouette qui, jusqu'ici, grinçait sinistrement à chaque tour de roue - on pourra plus jouer à l'Ankou dans le village elle a dit, mince, et on a explosé de rire.

Ce soir, dormir ici.
 
*
 
Bizarre cette sensation, être à cet endroit un lundi, des enfants jouaient dans la cour de l'école dans le village d'à côté, normal quoi, c'est moi qui ai déplacé mon point de vue habituel et je m'étonne que le monde me présente un autre visage

Grand déblayage d'une vieille grange pleine d'un bazar sans nom, on sait même pas précisément qui a rempli l'espace, mes grands-parents ont eu des locataires durant des dizaines d'années et on a l'impression d'évacuer des strates de vies auxquelles on ne comprend pas grand-chose, on suppose qu'il y a eu de la récup' à foison, des tas de vieux draps, de rideaux, des cartons entiers de cassettes vidéos inutilisables, de la vaisselle ébréchée, des bâches installées on ne sait pas non plus par qui pour étanchéifier on ne sait pas quoi, on a même retrouvé un gobelet en plastique plein d'un café qui n'a jamais été bu - solidifié, le café, allez, quinze ans d'âge au bas mot

On a papoté avec le responsable de la déchèterie, valorisable, récupérable, recyclable, et puis le non-valorisable, bac numéro 9, c'est là où on nous a dit de benner les tombereaux de VHS inutilisables, c'est re-trié, puis le reste est compacté réduit en masses denses et indistinctes et enfouies sur un site un peu plus loin entre des couches d'argile, une sorte de grande colline de déchets il nous a dit
 
*

... la discussion avec m. dans la salle de bain / le silence de la brouette / le carton à l'étiquette écrite en vert / les roses trémières devant la porte /...

*

Je lui ai redemandé l'histoire, ils sont partis en 1946, c'est ça ? Oui, c'est ça, pour suivre leur fille qui était envoyée partout dans le département, ses débuts d'institutrice ont été nomades, et donc la maison ? La grange ? Oui, ils ont sans doute remisé les outils et le char à banc derrière la porte, est-ce qu'ils pensaient revenir, on sait pas

Ils ne sont pas revenus et la maison a été mise en location, et la maison de poupée derrière la grange si imposante aussi, c'est ma mère qui revient, deux générations après et qui rouvre la porte

Il a fallu un jour faire évacuer le char à banc pourri, et la paille aussi qui n'avait pas été touchée depuis soixante ans, une étincelle là-dedans et vous faites cramer le village il avait dit, l'électricien, oui, rouvrir une maison un jour fermée ça demande du temps et du muscle

Tout à l'heure on a convoqué la lignée, avant Olinda c'était la Juliette, la petite-fille de celui qui a un jour acheté la maison, 1801, une masure à l'époque, et la grange probablement déjà debout, qui l'a faite construire on ne sait pas, devant le portail et l'arc en anse de panier j'ai senti qu'elles étaient là dans des strates de temps qui ne passent pas, ces femmes qui se sont transmis les pierres, cet endroit qu'on déblaie elles l'ont arpenté, y ont soigné leurs chèvres et leurs vaches, et le cheval aussi qui tirait la carriole pour aller au marché quand l'homme était à la guerre, qui sait les passeroses y fleurissaient peut-être déjà la terre battue devant la façade





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*L'Atelier noir - Annie Ernaux - Ed. La Découverte
*Notes de chevet - Sei Shonagôn - Ed. Gallimard Unesco
 
*Ubi caritas - Motet n°1 des quatre motets op.10, Maurice Duruflé


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