[Mai 2022 - Chantier en cours]

 Je publie ici ces entrées de journal plus ou moins extime trois mois après leur écriture - je me suis laissé submerger par la fin de l'année scolaire et le mois de juillet, j'ai tout laissé en plan, ceci est une tentative d'organisation des monceaux d'écriture éparse abandonnés en route. Je pose ça ici, garder des traces, ne serait-ce que pour moi-même. 

Et puis - tordre le souvenir et préciser l'essence du bois.

 




Ça m'a étonnée c'est moi qui ai dit on y va, ces derniers mois aller au concert voir des gens boire un verre c'était plutôt l'angoisse faut croire que l'anxiété recule devant l'anxiolytique (léger il a dit le médecin), tant mieux, j'ai vu l'affiche tout près dans le village, concert ce soir, c'était N. et du trad irlandais ben non je peux rater ni N. ni l'irlandais donc j'ai dit on y va.

On a salué le voisin qui vit de l'autre côté des vignes, plein sud - je vois la lumière de votre maison le soir il a dit - ah ben c'est donc les lumières de la vôtre que je vois depuis mon jardin j'ai répondu - c'était doux de se saluer d'un feu à l'autre. J'ai vu plein de parents d'anciens élèves, je sais donc que L. est au Mexique, que S. fait médecine et A. de l'humanitaire. N. était sur la scène, solaire.

Ils m'ont dit, les parents, les enfants quand ils étaient petits ils venaient à la chorale parce que c'était toi qui les dirigeais, ils t'adoraient. C'est drôle quand même cette équipée sauvage, ces gamins devenus grands, une espèce d'âge d'or elle a dit la maman de A., on déposait les petits à l'école de musique et ça chantait dans tous les coins, c'est drôle les images qu'on garde, le bâtiment était insalubre et ses normes très anormales, je me souviens du seau à deux pas du piano pour éviter l'inondation en cas de fortes pluies et des fils électriques dans la cage de l'escalier, du plâtre écaillé et de l'espèce de grande salle poussiéreuse qu'on appelait pompeusement auditorium - c'était une ancienne caserne de pompiers je crois - non c'est vrai, une espèce d'âge d'or, à quoi ça tient ces trucs-là - ils ont rencontré les bonnes personnes au bon moment il a dit le père de N., ben oui, moi aussi je les ai rencontrés au bon moment, tiens.

À deux personnes ce soir j'ai dit que je me sentais un peu loin de tout ces derniers temps - qu'est-ce qui s'est passé ces dix dernières années - j'ai rejoint d'autres cercles j'imagine, les virées en Espagne c'était ça sans doute, sortir des rails, aller voir ailleurs, et puis aussi peut-être juste reconstruire des bouts de moi - j'ai peut-être pas pris la mesure du chantier encore en cours 

 

*


Tout à l'heure dans mon jardin je me suis dit c'est fou, je n'ai pas de vis-à-vis, les lumières de ma maison le soir sont captées par le voisin de l'autre côté des vignes et voilà c'est tout. Un nid, une enclave repliée sur elle-même, des arbres et des vignes de tous les côtés - c'est peut-être aussi pour ça que je reste, je réfléchissais est-ce que j'ai toujours des rêves de voyage je ne sais pas trop, ici c'est un endroit confortable comme un vieux fauteuil dans lequel on se rassemble, un bassin dans lequel je lisse mes plumes et refais mes forces, j'y fais provision des passages de soleil au-dessus de ma tête

J'ai repensé à l'immense voyage d'il y a dix ans, le seul si grand si loin ; avec le bocain mon frère forgeron ce matin on discutait du fer des distances à la fois dans le temps les espaces et voilà, repenser à l'Australie, pendant presque deux mois l'opportunité folle dix ans après incrédulité pourtant je l'ai vécu - j'ai repensé aux peintures sur les roches les avions représentés après la deuxième guerre mondiale l'art rupestre c'était il y a 30 000 ans mais c'est toujours aujourd'hui aussi - j'ai cherché où j'aurais pu trouver des références là-dessus rouvert Chatwin* rien trouvé excavé le web rien non plus et puis l'éclair - mon carnet de voyage, tiens, voilà, j'ai retrouvé la page, l'émerveillement les mots posés à chaud, je n'ai pas tout rêvé alors - depuis mon petit jardin ce voyage continue de révéler ses reliefs.
 

 

 

Je suis passée devant l'ancienne école de musique, l'ancienne caserne vouée à la démolition depuis des temps tellement immémoriaux qu'on en oublie qu'elle n'est qu'en sursis

de l'avoir évoquée samedi dernier ça m'a remuée je me suis dit tiens regarde bien en passant ben j'en ai pas cru mes yeux la démolition on y est y a un grand panneau devant des promesses de logements avec loggias lumineuses et balcons fleuris

j'ai pris le temps de me garer j'ai regardé la porte que vraisemblablement je ne fermerai plus marrant je me souviens du mouvement qu'il fallait imprimer à la clé pour ouvrir mais pas de la forme de la clé

sur la porte un grand document officiel démolition annoncée nombre de mètres carrés à balancer
mince alors on a tant râlé vétusté poussière tuyauterie poussive la jolie porte vitrée qui a toujours résisté à l'ouverture
je suis restée en arrêt le nez en l'air ces fenêtres là-haut sont celles où je donnais cours le piano dans l'angle l'ampoule dénudée qui un soir je crois a grésillé bizarrement j'avais fait transhumer mes élèves dans la salle d'attente est-ce que j'invente je ne sais plus

je réfléchissais tout à l'heure à ce que ça me fait de revoir N. c'est complexe des tas de strates à déplier un palimpseste quand je le vois je le vois lui et puis aussi des tas d'histoires jolies toutes ne le concernent pas mais y a des échos fichtre des tas d'échos

devant ce bâtiment ça fait pareil des tas d'histoires dérisoires et douces
le jour où je suis arrivée devant des élèves ébahis dans un fracas épouvantable parce que mon AX avait largué son pot d'échappement le père de E. m'avait dit avec autorité monte faire cours je m'en occupe je te rafistole ça
le chapeau que j'oserais plus porter mes chaussures que le petit M. avait regardées oh Isabelle t'as des chaussures de sorcière ça leur est resté à mes chaussures, je les porte toujours c'est du beau travail d'artisan

ça me fait penser au vieux bâtiment dans lequel j'ai appris à jouer du piano petite
quand on regarde on ne fait pas que voir
les gens les lieux sont tellement plus qu'ils paraissent

on tisse de grandes toiles entre le monde et soi
des tapisseries dont on voit pas les bords et on s'accroche aux fils de trame pour pas tomber






Réfléchir à l'écriture d'un livre - je sais pas trop où j'en suis avec ça, est-ce que c'est mon idée ou alors des rêves trop grands, et puis pourquoi écrire un livre, dans le fond, je suis pas sûre de savoir vraiment, alors c'est pas grave je la laisse faire, l'idée, ce qu'elle a à faire.

J'ai ouvert L'Atelier noir* de Annie Ernaux, quelques pages et puis j'arrête, je reprends, c'est bizarre, une incursion dans un territoire arrière, je ne comprends pas tout et je comprends aussi que "comprendre" n'est peut-être pas pleinement le sujet, elle donne à voir des processus, des morceaux de temps, c'est étrange comme à la fois j'ai envie d'y entrer, presque voyeuse, et comme je suis déroutée. Impression d'un texte effiloché - et c'est drôle ce mot qui vient, effiloché, texte et tissu viennent de la même racine latine, déplier les mots.

Peut-être que je réfléchis à la question parce que j'ai la sensation d'être occupée par un sujet qui s'invite - mais comment m'en saisir.

Peut-être ne pas trop m'en faire ; me souvenir que je suis fille de temps longs et que rien ne presse, que mes projets ont parfois - souvent - mis dix ans à éclore, et continuer à écrire, c'est tout.





[tw - mention mort]

Faire l'équilibriste, j'ai dit comme ça, j'ai la nuque raide et des tensions à évacuer, vouloir en être et aussi savoir qu'en être me demande une énergie qui met du temps à se renouveler, comment choisir, en être ou ne pas en être la bonne question, savoir rire et un peu pleurer, aller au spectacle et comprendre que là ce n'est pas voir du monde qui m'angoisse - c'est la possibilité de voir du monde que je connais qui me paralyse, de devoir payer à je sais pas qui mon tribut de bonjours légers de sourires affables

et puis entre les heures aussi recevoir des nouvelles - l'amie, jeune, qui a mis sa fille au monde - l'autre amie, vieille, qui va enterrer la sienne à peine plus âgée que moi, quel rapport entre les deux, l'enfant toute neuve née en même temps qu'une autre un peu moins jeune meurt un beau matin

faire l'équilibre l'équilibriste tracer des lignes entre deux vies qui n'ont de rapport que depuis mon point de vue
un fil
le funambule me tourne le dos je ne sais pas s'il grimace ou s'il ferme les yeux est-ce qu'il sourit je ne sais pas

j'ai peut-être la nuque raide de me dévisser le cou pour tenter d'accrocher son regard

 

*



Je vous préviens je parle un peu de mort, là, si des fois vous avez pas envie de lire

on a commencé à chanter la berceuse, et puis I. a disparu en retenant ses larmes. C. l'a suivie, et puis j'ai vu que M. s'essuyait les yeux discrètement, j'ai laissé mes doigts glisser sur le clavier un peu indécise et je leur ai dit OK, ça vous dit de sortir on va papoter bouger un peu, pas vraiment moyen de chanter ce soir, je crois qu'on pensait toutes à E. morte subitement il y a trois jours, et puis sans doute cette mort nous renvoie aux vivants, l'une de nous portait un foulard sur la tête la chimio ça use, mais je vais pas prétendre savoir à quoi elles pensaient après tout

du coup on s'est retrouvées en cercle dans la rue, une dizaine de femmes à discuter doucement une question a amené l'une de nous à raconter des bribes de son histoire familiale héritage colonial complexité nuance, et puis on a ri et été émues, et j'ai dit bon qu'est-ce qu'on chante on a chanté pas trop fort pour pas déranger le voisinage c'était chouette et puis on est rentrées

je suis consciente d'avoir une place particulière la cheffe de chœur à la fois devant le groupe et parmi elles, on se connaît et on se connaît pas. I. a dit à force de nous faire chanter tu connais des bouts de nous finalement, oui à force de les faire chanter je perçois fêlures fatigues enthousiasmes je sens les affinités se tisser les émotions circuler j'en suis l'artisane aussi quand je leur dis chantez écoutez regardez-vous soyez avec les voix des autres faites circuler la respir' on passe deux heures par semaine depuis des années pour certaines à faire en sorte de s'écouter de faire des trucs harmonieux à mettre mes drôles d'idées en pratique à oser se faire entendre à tricoter des sons ensemble ça vous forge un groupe ça

j'ai commencé ce métier si tôt

y a moyen d'être bousculées quand une de nous s'en va quand même oui

 

*



Reçu un petit mot gentil de mon ami B. ça me touche on se voit plus trop c'est bête on bosse plus beaucoup ensemble alors on se voit presque plus il m'a envoyé un mini audio capté quasi en direct dans un chouette concert auquel j'ai pas pu aller

J'ai été appelée par le prénom de la jeune morte du week-end dernier je me suis pas offusquée, il s'est passé un truc étonnant touchant de l'ordre du, dirons-nous, surnaturel, à base de clé USB que je n'ai jamais pu rendre à sa propriétaire pour cause de décès subit prématuré il y a cinq ans, je rentre pas dans les détails, bref les jeunes mortes de mon entourage semblent se faire passer des messages secrets sous mon nez via cette clé de laquelle je ne me suis jamais sentie que dépositaire, voilà ça se confirme, cette clé vit sa vie manifestement elle a des trucs à faire sans moi maintenant ouvrir des mondes souterrains peut-être

J'ai lu Au bonheur des morts* de Vinciane Despret cet hiver, une bouffée d'air cette lecture, juste accorder le bénéfice du doute aux évidences envisager les empilements de significations et la possibilité de ne pas savoir
tout

 




Ce week-end on a emmené la petite en festival, fanfare échevelée des Balkans et manège et frites, on a dansé toutes les deux jusqu'à plus soif viens maman tu me fais tourner, quel cabri l'œil brillant le sourire vissé au visage
se souvenir longtemps

 

 


Une autre maison quelques jours, celle dite "de famille", tarabiscotée remaniée vaste pleine d'histoires et de vide aussi, de portraits de morts vieux qui semblent toujours vivants dans des limbes presque perceptibles à portée de main

ce matin je me suis vue m'emparer du grand portrait de H., mort prématurément en 1926, et étoiler le verre - saisir un objet contondant et tuer le mort

je ne le ferai pas mais - ne pas se méprendre - ce serait un acte d'amour - permettre aux vivants de vivre

 


Ici c'est vaste

Je vis dans une petite maison, la chambre derrière l'étagère, l'entrée dans la cuisine empilement de commodes exploitation des angles des replis

alors ici sentir l'espace, les grands meubles, l'histoire qui transpire des murs - et aussi consentir à ne pas la connaître entièrement à ne pas pouvoir, jamais, l'embrasser pleinement


*

 

A chaque séjour dans cette maison, je plonge à la verticale, une translation dans le temps, à travers des époques en strates qui s'empilent comme on empile des boîtes à chaussures

dans le grenier des boîtes en carton soigneusement étiquetées, la vie du grand-père les recherches sur le soldat de Napoléon les cahiers toujours du jour de ma grand-mère les livres de son frère mort, s'il avait vécu, là, il serait enfin mort il y a des morts qui n'en finissent pas de mourir

je me demande ça n'est peut-être pas eux ou nous ; apprendre à cohabiter, voilà l'enjeu

Je ne trahis personne dans ma peau de vivante

 

*


Avec M. on a parlé des îles et de ce que ça fait d'être au milieu de l'eau, il y a trois ans j'ai passé un jour et une nuit sur une île au large de Galway en Irlande et ça m'avait fait un truc fort, du même ordre il me semble que ce que j'avais ressenti
l'an dernier, en visitant une petite église romane du secteur - elle semblait bâtie sur un creux, sur une sorte de vide mais pas une crypte, bref, ça m'avait fait un truc qui vient rencontrer des strates de moi où j'ai peu, voire pas de mots à disposition, disons que ça nécessite de ma part un travail d'élaboration, de recherche, de dépliage, de mise en regard pour en rendre compte, et ça me plaît énormément ces expériences, j'ai le sentiment qu'elles convoquent la poésie malgré moi, comme si ça ouvrait la porte vers des territoires parallèles, un truc du genre.

Je n'étais pas sur une île ces derniers jours, mais E., mon grand ado, m'a dit en montant dans la voiture, j'ai eu une émotion en fermant la porte, comme si derrière c'était un monde enchanté auquel j'aurais eu accès pour un temps et qui m'attend pour le prochain séjour.

Y a eu les baignades fraîches, les livres trouvés à la brocante, les amis qui ont pris en main la question des repas pour neuf (ma hantise), les archives de mes années lycée conservées par ma mère, la décision de replonger dans un cursus universitaire (encore faut-il que je remette la main sur mon diplôme du bac pour pouvoir postuler, c'est pas gagné encore cette affaire et je n'ai que quelques jours pour résoudre la question, ben oui c'est une décision de dernière minute que voulez-vous), la petite cour pavée, les ados devant Roland Garros, les petites qui jouent au grenier, l'anxiété et la pression qui décidément m'attendent au tournant si j'oublie de prendre l'anxiolytique, les amis qui comprennent et l'accordéon entre les vieux murs.

C'était doux. 

 

 



      

 

---

 

*Au bonheur des morts - Vinciane Despret - Ed. La Découverte, 2015

*Le Chant des pistes - Bruce Chatwin - Ed Le Livre de Poche, 1988  

*L'Atelier noir - Annie Ernaux - Ed. Gallimard, 2022 

 

---

Crédit photos : I. G 

Commentaires