{Espace du dedans #2 - La forêt ancestrale}

 On dit que ces jours-ci, le voile entre les morts et les vivants se fait plus lâche.
J'ai toujours eu cette sensation diffuse, pas nécessairement nommée, qu'il était chez moi en permanence assez lâche - comme si je vivais, sans trop savoir comment, un pied ici, et un pied "là-bas", sans trop savoir ce qu'est ce "là-bas" mystérieux.




"Dans tel bois que je sais, mon grand-père s'est perdu. On me l'a conté, je ne l'ai pas oublié. Ce fut 
dans un jadis où je ne vivais pas. Mes plus anciens souvenirs ont cent ans ou un rien de plus.
Voilà ma forêt ancestrale. Et tout le reste est littérature."

G. Bachelard, La Poétique de l'espace


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Je lui donne des explications, des couleurs, des images, à ce là-bas mystérieux où une part de moi a établi des quartiers depuis toute éternité : c'est l'Ouest, c'est mon pays intime perdu que je retrouve, c'est mon Irlande intérieure, c'est le souvenir vivace des générations passées dans lequel j'ai grandi sans m'en extraire véritablement, cocon organique cotonneux confortable à moitié vivant et à moitié mort - et quand je lis cette phrase de Bachelard, je comprends d'un seul coup ce qui se passe pour moi. 


Je vis dans le monde, et en même temps dans ma forêt ancestrale. 

La mienne. Celle où mon arrière-grand-mère à rencontré un loup à l'orée du bois avec son frère, quand elle avait dix ans ; celle où les bohémiens qui allumaient de grands feux faisaient peur à ceux qui passaient en charrette à la tombée du jour, et qui vivaient encore dans le souvenir de ma grand-tante, il y a quelques années ; celle que devait traverser mon trisaïeul pour rentrer chez lui, à la lueur de sa lampe à loups. 

Et probablement aussi toutes celles qui ont été traversées par l'arrière-grand-père de mon grand-père qui a traversé l'Europe à pied pendant les campagnes napoléoniennes.

Et aussi dans toutes celles où les femmes allaient chercher des châtaignes, du petit bois, des baies, des simples, des remèdes ; celles dans lesquelles on entrait sans plus pouvoir en ressortir, celles qui protégeaient, celles dans lesquelles on se perdait, les rassurantes et les autres, celles dans lesquelles on menaçait sans ménagement d'emmener les marmots, et celles qui vous ouvraient à quelque chose de soi que vous ne connaissiez pas.

Ma forêt ancestrale est fort peuplée, occupée, bruissante. C'est elle qui, ces jours-ci où le voile entre morts et vivants se fait plus lâche, me raconte des histoires - et entre les mots proférés, je sens que ça chuchote encore.



Isabelle




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Photos : I. G.


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