La mer et la terre - Août 2021

 ce qui s'infiltre depuis l'autre côté, passe par les portes, les seuils, les interstices, les trous, les failles, ce qui se contorsionne, l'inespéré, l'inattendu, le qu'on n'attend plus, qu'on attendait pas, le surprenant, l'invité surprise, la bille de clown, la poésie sur le tas de fumier, le pied dans la porte, le signe derrière la vitre, le cadeau du ciel, l'incongru de la douceur 

 

::::::::::::::::::::::

 

 

::::::::::::::::::::::::::

[Aller chez le coiffeur]

Hier, le coiffeur lui a coupé sept ans de pousse de cheveux. Un peu plus que la moitié de sa vie - il a décidé tôt de laisser pousser sa tignasse. Il nous a dit, J., le coiffeur, que ça faisait longtemps qu'il avait pas coupé de natte aussi longue - la mienne sans doute, il y a une dizaine d'années. On les a comparées avec E., au retour, ça nous a fait marrer - oui, les cheveux ici on les garde, je sais pas pourquoi c'est glauque on m'a dit une fois, peut-être bien, tant pis. En dix ans ils ont changé mes cheveux, ils ont blanchi pas mal. 

Je me disais hier en observant J. officier que c'était une tâche très noble de couper des cheveux, quelque chose de sacré presque, il façonne une apparence, on craint qu'il se foire, qu'il coupe trop, pas assez, qu'il prenne des libertés avec ce qu'on veut montrer de soi, avec quelque chose de si intime et qui pourtant est exposé à tous les regards, et puis surtout on remet entre ses mains la preuve tangible du temps qui vient de passer qu'on a traversé, qu'il s'agisse de quelques semaines ou de plusieurs années - mes cheveux je les coupe moi-même ces temps-ci, une histoire de réappropriation de moi je crois. Je lui disais hier, à J., c'est fou la charge symbolique qui pèse sur nos têtes.
Du coup on a parlé des chirurgiens-barbiers de ces derniers siècles et puis comment ça se passait dans la Rome ou la Grèce antique ? Et on a déliré en imaginant les humains préhistoriques se couper les cheveux au silex.

Quand j'y pense, ce n'est pas seulement du cheveu qu'on garde quand on le met en boîte, non, c'est de la mémoire et du temps mis sous cloche. C'est un pied de nez qu'on fait, pas très dupes pourtant, au destin - tu entends, le temps ? T'auras beau faire, espèce de fourbe, tu nous auras pas complètement. 

 

 

:::::::::::::::::


[Brève de vacances]

Ma maison vogue entre les mêmes horizons chaque jour, les vents tournent et les pluies aussi, on cherche des trèfles à quatre feuilles, on se raconte nos rêves le matin, c'est une arche et on se tient au mât, les embruns ne sont jamais les mêmes c'est un voyage immobile, hier j'ai pensé à la comète de Halley brodée sur la tapisserie de Bayeux par la reine Mathilde, je suis les trajectoires des comètes et leur traînées dans le ciel – parfois des morceaux de météorites tombent dans nos contrées, et des fous d'étoiles organisent des battues pour les retrouver – on a basculé je crois, je ne parle pas de la pluie toujours fidèle je pense à autre chose qui tient peut-être aux couleurs du potager qui augurent de celles qui exploseront en septembre, mon jardin est un jardin d'automne cette année peut-être comme moi je suis d'automne, oh ce sera beau.

 


:::::::::::::::::


Je trouve pas les mots ce matin. Enfin si j'en trouve plein mais pas de ceux que je veux montrer et donner à voir, alors je suis presque décidée à me taire mais y a quelque part une furie dedans qui a besoin d'être entendue je crois.

Entendue, je dis.
Pas moquée, pas bafouée, pas ridiculisée, elle a pas besoin d'être ramenée à l'image de l'hystérique de service dont on va sourire avec condescendance en secouant la tête de façon tellement raisonnable et polie. 

C'est d'une Erinye que je parle, une de ces déesses reléguées au fond des mondes par la bien-pensance des puissants aux dents longues et brillantes, une qui hurle crache se déverse en flammes sur ce qui l'entoure imprécations de sorcière vengeresse énergies de bas-fonds rides et laideur et colère quoi vous croyez quoi qu'on est si beaux et propres immaculés non dedans si on écoute ça braille ça trépigne ça casse tout ça donne de la force pour glisser sans heurt à la surface des choses - faut bien cacher la furie oh oui sinon on te brûle ma belle ma jolie ce serait dommage non - parfois juste j'ai envie de me balader entière sous les étoiles mais ça a pas été toujours bien vu j'ai quelques couches de conditionnements historiques à lever.

 

:::::::::::::::::

 

Version audio ici : Fragment - Couler librement (2'36)

Derrière la petite porte en bois blanc, le puits. Je l'ai ouvert ce matin, ça faisait longtemps que je n'avais pas regardé au fond - je m'en souviens à peine, mais il paraît que j'ai dit à ma mère, il y a de ça pas loin de vingt ans, qu'il fallait garder cette maison, dans cette maison on a l'eau, le feu - les fours à pain sont en piètre état, ceci dit -, les pierres et le ciel.

J'ai regardé au fond, donc, et ça m'a émue, ce boyau étroit, ancien - qui sait, peut-être plus ancien que la maison elle-même, déjà bien vieille -, cette espèce d'aiguille d'acupuncture plantée dans la peau de la terre, organe de passage à la fois vers le dedans et vers le dehors, y descendre un seau et en faire remonter l'eau, la vie, le sombre qui nourrit ce qui à la surface a soif - la Kabylie brûle, la Grèce, la Californie, la Turquie brûlent et hier, près du lavoir, je parlais à mon fils du réchauffement climatique, je regardais l'eau couler depuis la petite source et pour la première fois je crois j'ai senti une émotion se soulever dedans, pour l'eau, ou depuis l'eau, comment le dire je ne sais pas sans doute parce que je ne sais pas précisément ce qui s'est soulevé, et puis ce matin, à côté du puits j'ai fait quelques mouvements d'ancrage et là encore soulèvements dedans, inattendus, mes os sont aussi solides que cette maison, mon bassin est aussi solide que la roche des parois de ce puits, descendre en moi comme dans un puits et y trouver mes sources et mon eau et ma propre vie, alors oui c'est sûr c'est pas ça qui va rafraîchir les terres qui brûlent mais je crois que c'est ça que je peux faire, apprendre et réapprendre et transmettre une façon d'être avec ma propre terre, mon propre corps, son écologie, ses échos avec la terre qui le porte - et regarder et être l'eau, et être émue de la voir couler librement. 

 



Quand ils partent il faut aussi le temps de les laisser partir. 

 

 

::::::::::::::::::::::::

 

...la fragilité supposée, ce qui interloque, interroge, fait réfléchir, penser, supposer, cogiter, ouvrir de grands yeux, ce qui passera malgré tout, ce qui nous bouge, nous surprend, nous agite, nous confond, nous bouscule, ce dont on se serait passé, ce qui déséquilibre, ce qui fait tomber, ce qui nous trouble, nous fait fermer les yeux, nous coupe le souffle, nous donne de l'air, clôt la discussion, rouvre le débat

 

 :::::::::::::::::::::::::

 


 

[Lecture]

J'ai pas souvent regretté aussi fort d'arriver à la fin d'un livre. Celui-là, je l'ai consommé par petits bouts, émue à chaque page ou presque. Quand j'y songe, j'ai très peu lu ces derniers mois, mais les trois bouquins qui m'ont marquée durablement depuis l'hiver dernier sont tous les trois d'Hélène Gestern - j'ai vérifié, ouf, elle en a écrit d'autres que ces trois-là, savoir qu'il m'en reste à découvrir d'elle me comble de ravissement.

J'aime ce qu'elle dit de la mélancolie, du temps, de la recherche universitaire, de la solitude, du voyage, des relations épistolaires, des amitiés troubles, j'aime comment elle n'entre pas dans les cases toutes prêtes, son questionnement permanent, ses descriptions de vieilles photos - et j'aime me surprendre à observer mes propres photos autrement à présent. J'aime ses enquêtes spatio-temporelles, le présent qui se mélange au passé, les morts qui prennent de la place mais les vivants aussi en prennent, ben oui, il en faut pour tout le monde.

Armen, Hélène Gestern, éditions Arlea : biographie d'Armen Lubin (poète arménien exilé en France, rescapé-témoin du génocide de 1915), tissée aux pensées de l'autrice, qui donne à voir par petites touches l'histoire de l'exil de sa propre famille, sa relation à la poésie et ses réflexions sur l'écriture.


:::::::::::::::::::::::::


[Épuisement]

La semaine dernière, à une amie passée prendre un thé, j'ai dit ça, à voix basse - je suis épuisée - et j'ai senti les larmes monter. Le puits est à sec, plus d'eau ma bonne dame, faut creuser encore, je sais vous avez soif.

J'ai cette bizarre sensation que plus je me repose, plus je rencontre d'épaisseurs d'épuisement, de découragement, des strates de peurs, de silence, de lourdeur, de pesanteur - pas certaine que tout m'appartienne, la fatigue c'est un peu politique aussi quand on y regarde de près - c'est quoi ce truc, ce paradoxe, le repos ça devrait reposer, non ? 

Peut-être que le repos ne repose pas toujours comme on l'imagine, peut-être qu'il s'agit aussi d'apprendre à faire confiance, je me suis dit ça ce matin. Peut-être que le repos c'est aussi consentir à ce qu'il nous fasse prendre des chemins de traverse, je crois que c'est - malgré tout ce que je ne comprends pas et ma difficulté à être avec le monde - un chemin qui a du sens, ça demande une radicalité certaine, de la confiance dans le processus, non la descente n'est pas sans fin, plus je me laisse creuser et déposer mon poids d'angoisses et de sensibilité, plus belle sera la remontée - mais en attendant, la route est aride et solitaire, les projets semblent insurmontables et l'horizon très plat. Mais les puits ne sont pas sans fond il paraît. 

Et puis j'ai eu cette vague idée, tout à l'heure, de partir seule voir la mer à la fin des vacances - donner un peu d'air à l'horizon, aussi.


 
 
 


La lune était rouge hier quand je l'ai vue se lever au-dessus des vignes, on l'a observée dans son petit télescope. Et puis elle m'a empêché de dormir bien comme il faut, à cinq heures du matin je tentais de prendre mon jardin en photo - je m'occupe.

Moi je dis, on est en automne depuis début août, d'abord, comme dans ces cultures où on considère les équinoxes et les solstices comme l'apogée des saisons, pas comme leurs démarrages. J'aime l'automne et le fall , l'idée que demain je vais voir la mer et prendre une dernière grande goulée d'air avant septembre - tiens c'est peut-être pour ça que je n'aime pas trop l'été, quand on a franchi le haut de la vague tu peux pas aller plus haut, à partir du 21 juin tu l'as dans l'os cocotte, peut-être que j'aime l'automne parce que la promesse derrière l'hiver c'est le retour du soleil, là au moins y a de l'espoir, yin-yang perpétuel, comme un calendrier bien huilé. J'aime l'automne même si, faut pas croire, la nostalgie des rangements d'avant rentrée je me la prends dans la tête aussi, hein.

La lune était un peu déformée dans le télescope hier, la faute à la turbulence atmosphérique, je fais la maline je suis fille d'astronome mais je n'en sais pas beaucoup plus au moins j'aurai retenu quelques mots, j'ai l'impression de me remettre en selle après quelques semaines d'immobilité, ma monture est rouge et traverse le ciel de part en part. L'astronome n'aime pas l'astrologue, tant pis je m'en fous, le soleil est entré dans la saison des Vierges il paraît, je suis née au mitan de l'automne, née et bientôt re-née, ça n'est peut-être pas seulement un hasard si j'ai l'impression que quelque chose dedans moi se remet en mouvement, là - maintenant.

 

:::::::::::::::::::::::::


Y avait la mer et la voie de chemin de fer.

Je me suis posé plein de questions et je me suis raconté plein de trucs, jusqu'où dans les terres on peut ressentir le poids de l'eau qui s'abat sur la côte, pourquoi j'ai besoin de m'éloigner pour me sentir proche, non finalement là rien à faire de la belle architecture j'y allais seulement pour entendre les vagues, et puis les plages inaccessibles à marée haute tôt le matin ou tard le soir sont celles que j'aime le plus c'est là que je croise la route de ceux qui sans doute me ressemblent un peu.

J'ai rapporté deux fossiles et puis dans une librairie ce mot sur une couverture - rencontre. Je suis allée seule là-bas j'ai besoin de ça pour me rencontrer me donner l'opportunité de croiser ma propre route me donner envie de revenir à qui ou à quoi je sais pas trop, besoin d'une distance pour me voir mieux, de regarder à côté pour finalement saisir de moi ce que je ne saisis jamais, c'est peut-être de cette distance qu'il s'agit avec les lettres qu'on envoie et celles qu'on reçoit on sait finalement jamais trop ni ce qu'on envoie ni ce qu'on reçoit non ?

 


 

 

 

:::::::::::::::::::::::::::::::

 

A lire aussi

Passages - Fin mai - début juin 2021 

{Poétique des jours - Le vertige de la terre ferme} 

 

--------

Crédit photos : I.G.

 

Commentaires

  1. J'ai ajouté Hélène Gestern à ma liste de lectures, et je me rends compte que son nom, en allemand, signifie Hier.
    J'aime beaucoup te lire, Isabelle, merci.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Maïlys ! Oui, "Gestern", c'est hier - je l'ignorais avant de lire ce livre, je ne suis pas germaniste, elle l'évoque et parle justement du fait de changer de nom pour l'édition, de ce que ça fait, du cheminement qui mène à ça. Je viens de lire, d'elle également, "Eux sur la photo" : magnifique aussi.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire