Lisières - Juillet 2021
[Crédits photographiques : I. Guérin]
L'homme - très grand,
maigre, habillé tout en noir – se tenait devant la maison, il
considérait les pots de fleurs sur le rebord de la fenêtre en se
tenant le front. C'est drôle comme cette image m'a touchée hier,
volatile, l'image, je passais en voiture j'ai juste capté un
mouvement, un geste, si ça se trouve j'ai un peu inventé aussi,
j'en sais rien. Cette question me revient sans prévenir, puis-je
tout ressentir du monde, peut-être que des visions fugaces comme
celle-ci le contiennent tout entier - j'en sais rien.
Ça me
rappelle une autre question qu'on m'a posée un jour, quelle est ta
question ? Ça fait longtemps que je n'ai toujours pas de
réponse.
Et puis après on a discuté avec B., la lettre
reçue mais que j'attends toujours cette image me poursuit depuis des
années - ça ferait des chouettes paroles de chanson ça -, les
fantômes du château d'à côté, ce qu'on met de soi dans nos
propres mots, et puis ma musique, tu pourrais travailler avec des
gens qui font de la scène qu'il m'a dit, du jonglage, des textes.
J'ai ouvert de grands yeux, oui, j'ai dit.
Et puis, chemin du
retour. Devant un portail fermé, un homme habillé tout en blanc
était penché sur son téléphone portable. Il était pas à l'heure
sans doute, j'ai souri, c'est pas toujours évident d'être à
l'heure aux rendez-vous.
:::::::::::::::::::::::
Nous nous tenons l'un face à l'autre - le vent, et moi face au vent - s'appuyer sur le vent quelle drôle d'idée pourtant c'est bien face au vent que les avions décollent - non mais imaginez, s'appuyer sur du vent sur de l'air sur du rien sur un mouvement quelle inconscience quelle beauté sauvage quelle confiance à convoquer - j'ai confiance, je l'oublie, mon corps d'os, de chair, de tendons est une aile sous laquelle les courants s'engouffrent quand je me souviens qu'il est aussi de l'espace, des creux, des charnières - je suis une aile face au vent qui se lève et le vent me soulève, face au vent je disais, je suis la face du vent, pas besoin des manèges des grands huit des planeurs, je suis - oh j'ai de l'ambition - je suis l'aile et les courants - je suis la tempête elle-même. Le vent se lève.
[Challenge d'écriture proposé par le collectif d'écriture féministe Écris Simone ! - Le vent se lève]
Imposture. Le mot m'a explosé à la
tronche hier, je tourne autour comme autour d'un vieil obus que
j'aurais déterré par inadvertance dans mon potager. Il me tourne
autour aussi, il m'a échappé tout à l'heure, c'était presque
drôle, je me souvenais que ça commençait par imp...
mais je ne remettais pas la main dessus, j'ai attrapé mon vieux
dictionnaire de poche de quand j'étais en CM2 sur l'étagère et
j'ai parcouru les pages des imp... , c'était surréaliste
une vraie course-poursuite, non mais tu vas pas te faire la malle
comme ça faut que je t'ouvre le bide et que tu me dises ce que ça
raconte, de moi, ou de pas moi plutôt - bref c'est bizarre ce mot il
parle de moi et de pas moi, en fait c'est bien de ça qu'il parle
quand j'y pense, il parle exactement de ça même, de supercherie, de
masque, de pas être ce que je voudrais montrer, ce genre de machin
tordu comme de la vieille ferraille explosive approchez pas danger ça
mord.
Bon sinon, avec mon amie Lila Lakehal*, on avance dans le
dézingage atomique du sujet, de l'imposture je veux dire. On est
dans la lecture de la relecture de la re-relecture de notre projet de
livre qui s'est transformé cet hiver en projet de podcast**, projet
qui sommeille depuis deux ans, c'est de l'écologie tranquille cette
affaire, on laisse pousser c'est du slow-art anticapitaliste sans
engrais de synthèse, y a des idées qui ont besoin de mûrir avant
d'être livrées au grand jour, c'est comme les pois de senteur dans
mon jardin ils ont mis trois ans à germer j'ai pas compris quand ils
sont apparus il y a trois semaines what vous êtes là vous je vous
attendais plus, bref, comme on se disait avec Lila on n'en est pas
encore à la naissance ça pourrait être pour septembre, comme nous
!, ça sera une belle bête hein, vingt-quatre mois de gestation il
va courir comme un cabri à peine sorti de l'œuf ce podcast enfin on
espère hein.
On a commencé, avec ma mère, à débarrasser une grange pleine d'environ cinquante ans de vieilleries dégueulasses et fait le premier tour d'une probablement très longue série de tours à la déchetterie. Valorisable, pas valorisable, je sens qu'on va la valoriser à fond la déchet'. Je reste rêveuse quand je songe à ce foin qui était resté dans un coin de la grange d'à côté depuis 1946, débarrassé il y a pas si longtemps – on peut se demander de quand datent les conserves trouvées au fin fond de la grange du milieu - estimation faite à la louche, en prenant en compte l'âge des derniers locataires et l'épaisseur des couches de poussière sur les couvercles : trente ans. Pas sûre que ça nourrisse qui que ce soit ce soir.
*
...histoires d'appels d'air, de
rosiers, de valorisable et de pas valorisable, de rêves qu'on
n'avait pas identifiés encore, de retour après l'absence, de maison
bavarde je parle bien de la maison p'tain tout à l'heure dans la
grange j'ai flippé j'ai entendu mon prénom les enfants jouaient
dehors en rigolant à pleins poumons c'est sans doute mon cerveau qui
m'a joué un tour hein je suis pas folle déconnez pas, de nouvelle
lune, de sommeil qui me fuit quand j'étais sûre que je dormirais
comme un loir, de silence, elle parle en dormant - je parle plus de
la maison là -, y a pas de bougie ici j'ai l'impression, je raconte
le temps qui passe entre nos mains je sais pas si on fait autre chose
quand on écrit, les petits cailloux sur le chemin, les couchers de
soleil avec les oiseaux qui font un boucan d'enfer sous les
gouttières, ce souvenir d'enfance qu'elle a raconté aussi, ma
grand-mère la douce la gentille qui un jour a hurlé que le diable
les brûle elle devait pas être très très contente ce jour-là ma
grand-mère, la nappe à carreaux et le présent auquel on fait de la
place, pourquoi ça me rappelle ce matin-là, rien à voir, je
m'étais écriée en larmes je suis vivante je suis
vivante.
[Challenge d'écriture du collectif d'écriture
féministe Écris Simone !
- "Entre nos mains"]
Y a une phrase de Christian Bobin*** qui
me revient ce matin, en substance, ça dit : je ne te donne qu'une
petite portion de la vie mais, en échange, tu la percevras
toute.
Mais voilà p'tain, c'est ça.
Émotionnellement parlant, comme qui dirait, je me sens comme la princesse au petit
pois (c'est pas un pois, ils ont menti dans l'histoire j'en suis sûre,
c'est un menhir hein), tout me fait mal et tout peut me faire chialer
sans prévenir (you can feel concerned too I guess),
vulnérabilité, en grand, voilà, c'est ça ma force ils disent,
c'est ça qui fait tourner le monde et me répandre régulièrement
sur le sol en litres d'eau salée, ma force, eh ouais.
Un
simple ça va ? posé par une copine, hier soir, m'a émue. Une autre
m'a posé la question aussi ce matin. Ça va ? Hein ? Oui, ça va...
J'ai dit ce matin à ma copine : pas très bien, dans le sens
vulnérable as fuck over-reactive, je reçois n'importe quel
mot dans la tête comme si c'était un boomerang qui aurait oublié
de revenir à son expéditeur, j'ai l'impression que tous les mots, y
compris les doux et les gentils, ont des angles acérés si on y
prend pas garde, alors ceux qui sont maladroits et un peu chargés,
je vous raconte pas, et puis les miens, de mots, ils font pas
exception, ils sont anguleux et tranchants aussi et parfois je le
vois pas, je regarde, impuissante, ma capacité à blesser l'autre -
y compris, voire d'abord, celleux qui comptent pour moi - parce que
parfois juste être vivant à côté de quelqu'un peut être blessant
alors imaginez un peu l'étendue du chantier - oui, même les
gentilles peuvent faire mal aux autres, bordel c'est quoi ce monde
?
Ben apparemment c'est un monde qui veut qu'on se touche,
qu'on se meuve, qu'on se casse les dents sur nos cœurs pour les
réduire en miettes comme des tirelires en porcelaine, ça s'ouvre
pas autrement, et puis si ça se trouve c'est une légende urbaine ça
aussi, nos cœurs ils ont pas besoin d'être ouverts ils sont déjà
béants, en vrai, ils ont besoin qu'on les laisse battre, alternance
ouvert fermé continuum de vulnérabilité blessure qui sanguinole et
joie sans borne - que demander d'autre ?
::::::::::::::::::::::
Le trio dans lequel je chante reprend
peu à peu du service, hier soir on a joué, ça faisait longtemps
que j'avais pas senti cette espèce d'aisance d'être face à
d'autres, ce truc qui me grandit, je sais pas trop nommer ça. Un
genre d'inconfort qui devient du confort. Un espace dans lequel
quelque chose de moi se déploie, je sais pas comment dire, moi la
timide sur une scène y a un truc qui soudain ne l'est plus, timide,
ou qui l'est moins en tous cas - oh j'ai pas une expérience de
malade hein loin de là, mais quand même, y a quelque chose là.
Quand je sens plus que je vois que quelque chose se passe - la jeune
femme accoudée à la porte, le regard fixé sur nous, un sourire
flottant sur le visage ; celle dont les pieds s'agitent en rythme
dans le fauteuil roulant ; la comédienne qui jouait juste avant qui
me dit, alors que je m'apprête à revenir sur la scène : c'est de
toi, les textes parlés, ils sont beaux ; l'ingé-son qu'on sent
attentif - c'est son taf mais y a autre chose, il me dira à la fin
que ce qu'on fait, c'est pas commun, il connaissait pas, que ça l'a
touché ; et les danseurs qui ont martelé le parquet devant nous -
oh la dernière valse ce qu'elle a tourné je vous dis - ça fait
peut-être pas hyper moderne de dire que j'aime les valses mais vous
méprenez pas hein, sortez vous les imageries viennoises élégantes
de la tête là on parle de valse qui tourne qui fait tourner la tête
de ces élans qui te font traverser un parquet le sourire vissé aux
lèvres et les yeux qui rient et ça déchire tout, c'est de la valse
fiévreuse que je parle pas de politesse compassée hein.
... et puis y a mon jardin cette espèce de jungle dont j'ai perdu le contrôle il y a déjà bien trop longtemps, ce torticolis triomphal qui m'est tombé dessus hier soir avant le concert, ses cheveux qu'il a décidé de faire couper cet été et la probable dernière natte que j'ai fait avec ce matin, l'envie de pleurer qui me submerge souvent tiens le torticolis c'est peut-être parce que hier soir je me suis blindée - entre chanter et chialer faut choisir, les deux en même temps ça marche pas bien, l'impression que je vais peut-être bien cesser d'attendre - quoi je sais pas, et cette pensée en elle-même est à la fois douce et un peu déchirante voilà c'est pas grave cesser d'attendre c'est peut-être parvenir à se reposer de quelque chose qui n'advient pas et puis quoi il paraît que l'inattendu advient quand - quand quoi, quand justement on passe du côté de ce qu'on ne sait plus dire et plus nommer quand on parvient à se reposer d'attendre peut-être, et puis la sensation diffuse d'une colère qui s'est invitée dans le paysage près de ma gorge dans mon cou douloureux qu'est ce qui veut se dire et que je n'entends pas ça doit crier si fort dedans que mon âme a mis des boules Quies, faudrait voir à entendre un peu mieux je crois - comment on fait pour mieux entendre - qu'est-ce que je dis de moi sans le savoir qu'est-ce que mes mots font entendre que je n'entends pas encore ?
Rencontre du petit matin. Un de mes
co-habitants. Lui sur le mur, dehors, moi derrière le mur, dedans.
Impasse de la pensée, angles morts, impensés culturels,
confusion, réactivité, amalgames, ruminations, réactions
épidermiques, croyances, tripes sur la table, cerveau out, et puis
organisation de la confusion, nuance, donner du sens et parfois pas
en trouver, accueillir la possibilité de la nuance, de la
complexité, du pas donné tout cuit, de la construction et de la
déconstruction, l'effort d'écouter, de se taire, de pas comprendre,
de rien comprendre, d'être perdu et de chercher, se donner l'espace
pour sentir, éprouver ce que ça fait de pas comprendre, de pas
trouver, d'être perdu, se donner de l'espace pour laisser la pensée
s'incarner dans une expérience, un truc qui aurait été vécu,
traversé.
Pardon je livre ça en vrac mais ça m'occupe la
tête depuis quelques jours. La lumière est jolie sur le mur en
face, il est tôt.
Me réapproprier le doute,
l'inquiétude, l'intranquillité, la peur de me tromper, la peur du
ridicule, de mal faire. Ne pas m'en excuser, en faire un sujet de
discussion, un objet à montrer, une toile à dérouler. Qu'est-ce
qui fait douter ? Je sais pas. Peut-être quelque chose de l'ordre
d'un problème individuel d'estime de moi à régler - peut-être,
hein ; c'est ce que répondrait probablement le bien-pensant
monde du développement personnel. Ou alors ce doute pourrait être
un symptôme plus vaste d'une construction culturelle, systémique et
patriarcale ? Les deux conjugués, qui sait, intriqués. J'en sais
rien. Je prends la vague du questionnement que le doute fait déferler
chez moi. Je doute, oui. Pourquoi j'escamoterais ce doute aux regards
? Je n'ai pas grand chose à gagner à prétendre être sûre de moi
- sinon l'épuisement - c'est beau, à mes yeux, le questionnement.
*
J'hésite je tergiverse. Rien de grave, juste
une suite de textes écrits il y a quelques semaines dont je sais pas
quoi faire qui me brûle un peu les mains, je me dis, les balancer
ici ou ailleurs je crois que j'ai un peu peur peut-être qu'ils sont
un peu chargés pour moi comme on dit peut-être même pas que pour
moi ça parle un peu de violence quand même c'est drôle - non - une
petite voix dans ma tête me dit que c'est un bien grand mot ça,
violence, t'exagères pas un peu là ? Je sais pas. C'est possible
que j'exagère pas c'est peut-être ça qui m'inquiète et puis que
vont penser les gens projeter imaginer, faut il un trigger warning ou
pas est-ce que je me ferais pas une montagne d'une taupinière ça
serait pas la première fois bref, je sais pas. Je me laisse pas
savoir encore un peu.
J'ai frôlé le malaise vagal hier soir, la faute à mon torticolis de compét', j'ai auto-diagnostiqué que mon nerf pneumogastrique, vague de son petit nom, pourrait être comprimé par la contracture qui ne lâche que très lentement à la base de ma nuque. Atlas me dit de déposer tout le poids du monde, qui sait. Pose doucement ce que tu n'as pas à porter, gamine.
J'aime
assez imaginer le géant Atlas porter un regard bienveillant et doux
sur moi et m'envelopper de sollicitude (j'ai des lacunes, chais pas
s'il était vraiment bienveillant dans la mythologie grecque, là ce
matin je m'en fous, pour moi là il est bienveillant - enfin je m'en
fous pas, mais voilà) - vas-y tranquille, tu peux déposer le
fardeau, tu vas rien casser t'inquiète, j'ai confiance en toi. Il
est grand et massif, Atlas, mais sa voix est pleine de délicatesse.
Il porte le monde, quoi, il peut bien supporter en plus le poids de
ma tête sur son épaule, faut pas déconner.
J'ai herborisé
dans mon jardin hier à l'aide d'une appli de reconnaissance
botanique sur mon téléphone. Nettement moins glam' qu'avec un vieux
livre jauni déniché dans une librairie poussiéreuse l'été de mes
quatorze ans (ça c'est pas vrai, c'est la version romantique de
l'histoire, ça a jamais eu lieu). Tant pis pour les paillettes,
toutes façons j'aime pas bien les paillettes. Bref, je disais, j'ai
l'impression d'avoir rencontré des tas de gens dans ma friche.
Bordel, les gens, y a Chiron-le-guérisseur dans mon jardin. Ben
ouais, y a de la centaurée, alors j'ai regardé le rapport avec les
Centaures - maintenant je les vois galoper devant la maison, j'y peux
rien j' ai de l'imagination - c'est Chiron lui-même le grand sage
qui m'observe depuis l'angle est du terrain, rien que ça.
Et
sinon, parce qu'avec Chiron et Atlas on fait dans le massif
paternaliste quand même, j'ai aussi identifié la brunelle et la
menthe pouliot. Nettement moins massives dans leur expression, ces
deux-là, mais je sens qu'elles me chuchotent des histoires dont les
deux mastodontes, là devant, ont même pas idée. Pas grave. C'est
peut-être parce qu'on devine des murmures parfois inaudibles que le
monde peut nous apparaître en relief.
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Pas un chat ce matin dans la forêt, il
était assez tôt. Des grenouilles, des hérons, des chevreuils dans
le sous-bois, un camion déglingué.
J'ai participé à un
live Instagram pour la première fois de ma vie tout à l'heure et
c'était un petit plongeon hein, pfiou, partager avec d'autres des
"textes qui redonnent de la force", y a pas, y va falloir
que je lise du Virginie Despentes un jour ça va secouer, et puis
relire les Lettres à un jeune poète de Rilke aussi, j'ai
vérifié je l'ai dans ma bibliothèque.
Qui parle des
"forêts-bibliothèques", déjà ? Peut-être bien Claude
Ponti - ah tiens j'aurais pu proposer de lire cette page magnifique
d'un de ses albums****, une généalogie de femmes une lignée tellement
forte qui permet finalement à l'héroïne de l'histoire d'être celle qui choisira son nom.
Je me demande combien de saisons il faut pour que les sentiers ouverts, dans les forêts, se referment.
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Elle est en retard, cette fleur de forsythia toute seule sur sa branche à regarder vers le nord-ouest, qu'est-ce que je fiche là peut-être elle se dit, j'ai raté le bateau les autres sont déjà en pleine mer.
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Dimanche à la maison. Mon torticolis
tient décidément davantage de l'entorse cervicale que du simple
torticolis – je ne peux pas vraiment envisager de conduire
sereinement ou de faire des trucs trop physiques – mon programme de
remise à flot du potager va devoir attendre, et le ménage estival
de ma cahute aussi. Oh mince. Un mouvement de rage et de tristesse
suffit donc pour mettre en feu des ligaments je dois circonscrire
l'incendie sans doute, nommer la colère et sa racine, ralentir pour
de vrai, m'allonger quand j'ai tant de scrupules à ne rien faire,
écouter, laisser revenir ce que j'ai chassé, flatter la rage et
faire guili guili sous la barbichette des colères dont j'ai oublié
jusqu'au nom – quel beau programme estival.
Alors je crée
des trucs qui servent pas à grand chose, comme d'hab'. À
l'artisanale, avec mon bon vieux téléphone et Audacity. Ça sert
pas, et c'est ça qu'est beau, on est d'accord ? Ça peut
peut-être servir à ça, à accrocher de la poésie aux branches des
arbres comme on y accrocherait des petits drapeaux colorés, vous
savez, comme les drapeaux de prière tibétains – moi j'accroche
pas de drapeaux aux arbres, j'accroche de la poésie aux carrefours
pour guider qui aurait envie de se perdre (ça s'apprend, se perdre,
j'en suis sûre) (j'adore le paradoxe que je viens d'énoncer) (et
surtout perdez-vous sans moi hein, je voudrais pas prétendre que
vous avez besoin de moi pour ça).
*
Avant la pluie - 3 minutes 30,
fragment audio – A écouter ici (avec du vrai piano dedans)
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Je marche sur le goudron de la petite route qui sépare la forêt en deux parmi les fantômes des arbres morts, ce monde est un monde parmi des strates de mondes qui s'empilent se superposent, un millefeuille de couches temporelles qui résonnent entre elles, comme les cordes d'un piano qui entrent en sympathie les unes avec les autres quand les étouffoirs sont relevés. Sous le goudron les racines qui ne poussent plus, sur le goudron mes pieds qui se posent mon corps en mouvement.
Les chemins ouverts n'ont peut-être pas envie de rester ouverts une fois qu'ils le sont je me dis, comme cette portion du sentier sur lequel j'ai bifurqué où les herbes étaient bien hautes, ou comme ce petit chemin impraticable dont j'ai distingué l'entrée - peut-être que le goudron des routes maintient des blessures ouvertes comme un pansement mal posé le ferait – qui sait si les chemins ne seraient pas comme nous qui les parcourons, des ouvertures, des failles, des interstices vivants qui voudraient bouger, se mouvoir dans le tissu du monde - et la vie des chemins creux y pense-t-on lorsqu'on les emprunte, lorsqu'on les force, qu'on les recouvre d'asphalte, certains résistent au temps sous les chênes, d'autres se referment sous les ronces, on en a effacés certains au tracteur quelle tristesse – et si ça n'était pas triste, juste le temps qui se modèle, se remodèle, le temps c'est de l'espace contracté – à moins que ça ne soit l'inverse - quand j'emprunte la voie romaine je pose mes pas dans les sillons des vieux chars et sous l'autoroute les graines des arbres disparus attendent patiemment le moment de percer la croûte qui les recouvre.
J'ai pris un imperméable mais finalement je ne l'ai pas mis quand la pluie est tombée, les yeux ouverts j'ai ri doucement faire des feux les jours de pleine lune oui mais on peut aussi juste accueillir la pluie quand elle tombe, à découvert sur la peau et rire oui rire me dire que oui, décidément, j'aimerais bien vivre au milieu d'une forêt un jour, ma maison aujourd'hui est une maison de lisière je dirais, peut-être qu'un jour j'irai plus loin que la lisière, et peut-être pas on verra quel chemin s'ouvrira sous mes pieds et peut-être aussi se refermera.
Voyage immobile en forêt locale celle
qui est presque à ma porte, qu'est-ce que je fais de mes jours ces
jours-ci je marche, je soigne lentement mon jardin j'ai tuteuré les
pieds de tomates, bidouillé un support pour les pieds de concombres
que j'ai au préalable détricotés le liseron s'en donne à cœur
joie, la monarde a fait sa première fleur le silence n'était pas
complet dans le sous-bois ce matin j'aimerais bien récolter un peu
plus de souci, du romarin, la lavande c'est pour bientôt, les
oignons vont être bons à ramasser pas tard. Les asters sont déjà
monumentaux ça sera beau cet automne avec les chrysanthèmes - on
dirait que mon jardin fait trois hectares non non beaucoup moins
j'entasse je resserre c'est un monde ramassé sur lui-même des creux
et des mélanges un laboratoire expérimental maladroit pas très
protocolaire à ciel ouvert.
J'ai peut-être forcé hier en
jouant du marteau sur mes piquets, j'ai décidément toujours mal à
la nuque les ligaments ont morflé, fatigue résiduelle le jour passe
je lis deux pages, écoute un podcast, écris quelques mots à des
ami-e-s, m'installer dans ce rythme et bientôt devoir m'en extraire
je goûte la lenteur celle dont le monde m'exile souvent c'est pas
grave je finirais sans doute par m'ennuyer. J'ai failli ramasser une
pomme de pin en forêt ce matin et puis finalement non, j'ai pensé
demander l'autorisation de le faire mais je savais pas à quelle
instance invisible m'adresser j'y réfléchis pour demain.
En
attendant l'ennui je fais une chose et puis une autre je respire
entre les deux - je fais provision de lenteur en prévision des jours
furieux.
:::::::::::::::::::::
Je me demande si c'est facile de se perdre. Je veux dire, on a finalement si peu d'espace pour ça, pour se perdre – des espaces de rien, de vide, d'incertitude, de joie, d'inattendu, des espaces où quelque chose peut arriver, tomber de nulle part, nous émouvoir alors qu'on ignorait que quelque chose en soi était prêt à être bougé.
Il y a quelques nuits, j'ai rêvé que j'allais chez G., mon ami d'enfance – j'étais déjà ado et lui n'avait qu'une dizaine d'années quand on s'est rencontrés mais cette amitié un peu hors-normes a duré longtemps, il disait que j'étais sa grande sœur et moi je lui piquais ses partitions de harpe voilà, mon répertoire de musique irlandaise au piano il a pris racine là -, bref, j'allais chez G. et c'était toujours l'aventure, à droite à gauche à droite à gauche après le portail avec les lions, plein de virages dans le bocage et au bout sa maison au fond du hameau dans le chemin plein de bouillasse les jours de pluie. Ça me trouble d'avoir rêvé de ce chemin-là, qui sait de quels chemins ou de quelles mémoires de chemins on est pétri-es, quels quadrillages oubliés nous font tenir debout, et comment on en sort aussi de ces quadrillages, de ces dessins sur le sol qui nous font voir le monde d'une certaine façon et après on ne peut plus le regarder autrement, prisonniers on est peut-être si on ne sort pas des chemins tracés, et ma déroute elle est où, comment je fais pour me perdre, mes petits cailloux je les cache sous une souche que je suis incapable de retrouver, ensuite, pour me sentir vivante là où je n'ai même pas idée que vivre est possible.
Je suis fatiguée ce soir, j'ai eu des émotions dans la forêt tout à l'heure, je voulais retrouver le coin de sous-bois où j'avais passé du temps hier – et puis je ne l'ai pas retrouvé, j'ai tourné en rond, j'ai rejoint la route que j'imaginais à l'opposé je l'ai regardée longtemps interloquée en me demandant comment elle pouvait ainsi apparaître à cet endroit-là mais non bordel t'es pas là toi, normalement j'ai un peu le sens de l'orientation, si tu es là moi je suis où, ben je sais pas, attends y avait du fragon partout sur les bords du chemin quand je l'ai quitté, j'ai vu de près un chevreuil et... et bref je m'emballe, quelle étrange sensation de me sentir perdre le nord à deux pas de chez moi, je n'ai jamais eu le vertige mais je pressens que ça pourrait y ressembler, oh je crains rien franchement mais j'étais bel et bien désorientée, pas inquiète un peu curieuse la respiration courte dans le ventre quand même.
C'est ça, parvenir à se perdre ? Rester chez soi, laisser les jours filer et se ressembler, ne plus savoir où ni comment ils sont passés, laisser quelque chose me trouver, une sensation vague, un désir à nourrir, des lettres à envoyer, une voix à faire entendre, un corps à relâcher des tristesses à laisser couler – je crois que je suis perdue - qui sait, c'est peut-être une des formes qu'elle prend, ma déroute : me laisser pleurer les vieux chemins – ceux qui ne sont plus empruntés – pour pouvoir ensuite en ouvrir des neufs.
elle vend des bagues en argent le jour
et se transforme en fée la nuit
elle vide une grange ancienne la nuit
et joue du piano le jour
elle ouvre une échoppe de souvenirs le jour
et dort sous les toiles d'araignée la nuit
j'ignore qui elle est je l'ai vue
elle m'apparaît en rêve
et moi qui suis-je durant le jour
quand vient la nuit il semble que
je m'allonge pour dormir
devant un âtre où quelqu'un
- saurai-je un jour qui rien n'est certain -
a allumé dans un pot d'argile un feu
qui soir après soir se réveille
sans bois ni cendres
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* Lila Lakehal, artiste / performeuse. Son travail ici : L'art du lien, ou là : Un Dieu qui danse. Je parle d'elle régulièrement, et ça n'est sans doute pas la dernière : nous travaillons en souterrain à **deux projets artistiques qu'on espère donner à voir dans les mois qui viennent : un podcast et une newsletter poétique/artistique/féministe (et plein d'ateliers en ligne - groupes de parole et ateliers d'écriture - stay tuned !)
*** Une fée s'est pensée sur mon berceau à ma naissance et m'a dit : "Tu ne goûteras qu'à une part minuscule de cette vie et en échange tu la percevras toute. In Ressusciter, Christian Bobin, éd. Gallimard
**** L'arbre sans fin - Claude Ponti, éd. L'Ecole des Loisirs
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{Cercles de parole#6 - Mots, responsabilité, coeur}
Quelle sensation étrange de découvrir ta voix aprés ce qui me semble des années de lecture, comme une petite porte intime qui s'est ouverte d'un coup, une nouvelle profondeur trouvée dans les mots posés là. Comme se perdre au détour d'un chemin et découvrir ou peut-etre retrouver une jolie clairière baignée dans une lumière un peu surnaturelle.
RépondreSupprimerMerci pour ces étranges sensations qui m'ont parcourues à la lecture de tes écrits autant qu'à l'écoute de tes mots!
J'ai finalement assez peu de retours quand je "bidouille" mes petits trucs dans mon coin, et recevoir ce mot m'a fait un bien fou. Je fais ça parce que je sens que j'ai besoin de le faire, je sais pas toujours comment dire à d'autres que je fais des trucs (j'apprends peu à peu) et découvrir que ça a atterri quelque part me touche énormément. J'adore cette image d'une porte qui s'ouvre alors qu'on savait pas qu'il y en avait une à cet endroit-là... Merci à toi !
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