Ellipses - Juin 2021

Chroniquer le chemin, je disais, par ici : je n'avais pas encore pleinement envisagé l'écriture de cette façon - extirper de l'intime depuis le quotidien des jours  - avec beaucoup de pudeur, on m'a déjà dit, en tous cas j'essaie - c'est elle, l'écriture, qui m'a rattrapée. Je m'interroge souvent sur les frontières entre écriture de soi, art, exploration, thérapie, soin - je crois qu'il me faut me rendre à l'évidence : dans ma pratique, telle qu'elle s'invite pour moi ces temps-ci, je n'en vois pas. En tous cas ces derniers temps, c'est écrire, et c'est essayer de penser droit grâce à l'écriture, qui m'a permis de louvoyer au mieux dans les courants contraires de cette étrange période de déconfinement.

 

[Crédits photographiques : I. Guérin]

 


 

J'ai l'impression d'être d'une inefficacité magnifique ce matin. Je fais fondre la glace - entendez par là que j'ai mal fermé la porte du congélateur -, j'attends un message que j'ai probablement déjà reçu, je savoure encore le plaisir d'être allée au cinéma seule hier après midi - Petite Maman, de Céline Sciamma : je suis sortie doucement sonnée dans le grand jour après la séance, c'était beau - et j'essaie doucement de m'enraciner dans mon chaos du dedans - ça me fait penser à ces chaos rocheux, vous savez, quand la roche tendre a été érodée et qu'il ne reste que la roche dure - dans la vie, quoi.


:::::::::::::::::::::::::


Y a des fils sur la dernière photo que j'ai prise, des câbles, des liens, des trucs qui relient des gens, des individus, et je sens que c'est ce qui se trame en moi, l'envie de me relier, d'être avec, d'être à côté de, d'envoyer des lettres sur des coups de tête, de recevoir des nouvelles d'Irlande et sentir que cette amitié nouée là-bas est bien vivante - oh oui elle est bien vivante.

 

 

Et puis relire enfin cette correspondance échangée il y a deux ans avec Lila*, la relire à l'aune de deux années passées, recevoir encore nos propres mots, entendre autrement leurs creux, et puis sentir aussi comment - pressentiment - elle éclaire d'autres correspondances, d'autres ellipses, comment les fils dans la grande vie se tissent malgré nous, ou plutôt malgré notre réticence à laisser la toile se déployer - on est un peu borné-e-s les humains parfois, enfin je vais parler pour moi hein, je veux froisser personne.


Enfin, bornée - je me froisse toute seule, déconne pas Isabelle, t'es pas bornée. T'es juste entière, avec tes silences à combler - et tu sais, ben oui tu sais, c'est dans le silence que les pétales des coquelicots se défroissent. Et les ailes de Mercure. Et d'Iris. Et des papillons. Et des chouettes. Rien n'est perdu.


::::::::::::::::::::::


J'ai pas aimé voir le croissant de la lune hier soir. Pas du tout. Et ce matin j'ai pas aimé voir comment les nigelles sont en train de passer l'arme à gauche. On vit des trucs forts et pis voilà c'est passé place à la suite. Trahison suprême, la nigelle n'attend personne et la lune en a rien à foutre, moi je fais des cauchemars mes amis y meurent et ma parole n'y a pas de place, et puis j'entre sur scène et le programme n'est pas prêt et j'ai oublié mon diapason - je digère les semaines passées, les éclipses et les portes qui claquent dans tous les sens - elles s'ouvrent, se ferment, on sait plus, c'est la jungle.

Sinon y a eu la journée sous le saule, les grands projets que j'échafaude, la matinée hors du temps, le questionnement doux d'une autre, le basculement du soleil au mitan du jour, le parfum déchirant des roses reçues par courrier, la bienveillance qu'elle a entendu dans mes mots - le contraire de l'angoisse, là, elle a précisé - et celle que, ah oui tiens, j'avais pas vu, je m'accorde, là, tout de suite.


:::::::::::::::::::::


Les cheveux, le sujet éternel. J'avais pas vu C. depuis longtemps, elle m'a dit que ça m'allait bien et qu'il fallait pas que je les laisse repousser - y a pas de danger, ils vont même sans doute continuer à raccourcir, je commence à maîtriser mes ciseaux de cuisine. Ça l'a vachement impressionnée, C. - je lui ai dit, modeste, que c'est une façon comme une autre d'essayer de repenser le capitalisme à mon échelle - t'vois, faire pousser mes légumes, me couper la tignasse, même combat - en même temps, vu l'état de mes plants de tomates, j'ai du chemin à faire pour en sortir, du capitalisme. 

A., à côté, a dit qu'elle coupait les cheveux de son père quand elle était plus jeune, et puis les autres sont arrivées, j'aurais bien aimé l'écouter davantage, ça lui faisait quoi, de couper les cheveux de son père ?

 

 

Et puis après je suis allée à la Creusille près de la Loire, y avait la lune au-dessus et j'ai capitulé, OK tu peux revenir j'lui ai dit, t'as gagné, y avait des cygnes près du rivage et ça m'a rappelé direct le Corrib et Galway et la balade à la tombée du jour avec M. - ça fait tout doux de me souvenir de ce qui est sûr en moi. Y avait une odeur de vase et de bord de mer, des cris d'oiseaux, j'ai pas dit à mon pote B. que j'avais rêvé qu'il se faisait assassiner et que je tiens à lui mais je l'ai serré fort dans mes bras quand je l'ai croisé ce matin.

J'espère que c'est suffisant. C'est suffisant, hein ?


::::::::::::::::::::


Les jours se suivent et c'est jamais pareil. Heureusement qu'on a quelques repères pour la navigation, quand même - genre, la lune, a priori, elle va jamais se mettre à croître dans le mauvais sens ou à se mélanger les pinceaux dans ses phases, ça se peut pas, ça. Je crois pas.

J'arrive pas à aller dormir, y a un truc avec vivre après le coucher du soleil, du temps qu'on dérobe subrepticement à je sais pas qui, ça me rappelle cette image, je ne sais plus trop où je l'ai lue : l'être humain, le seul animal dont la tanière s'allume la nuit.

J'ai écrit en anglais à un ami tout à l'heure, and if I was afraid of love et puis j'ai effacé la phrase, je me suis juste lovée dans la sécurité de cette amitié un peu lointaine, les amitiés bilingues j'aime bien, elles m'offrent une distance qui tient peut-être au fait que mon anglais est très imparfait, j'y ai le privilège de ne pas saisir toute la subtilité de ce qui est dit et d'ainsi avoir l'autorisation implicite de, à la fois, ne pas tout dire et tout ressentir.

Je me regarde dans le blanc de l'œil parfois, j'essaie de me voir depuis mes yeux à moi et pas depuis ceux des autres mais c'est pas facile ça, je trouve. Ça a à voir avec la déconstruction massive, se débarrasser des carcans qui pourtant nous maintiennent debout - croit-on - c'est dur de faire confiance au fait qu'on va pas nécessairement se ramasser la tronche en cherchant à faire des trucs autrement, à se regarder avec de l'amour pour soi par exemple. On sait pas trop à quoi elle peut ressembler la vie quand on quitte la voie rapide, ça fait un peu peur - qui sait, si ça se trouve on se met à croître dans tous les sens et dans le désordre, comme une lune qu'aurait perdu son Nord - et on laisse des étincelles partout sur notre passage - les petits cailloux des navigateurs sans carte.


::::::::::::::

 

Jubilation. J'ai compilé dans un dossier toutes mes photos de grilles, de barrières et autres empêcheuses de tomber dans le vide, et je projette pour bientôt de compiler mes photos de portes bouchées, de portes cassées, de routes floues, de ruines désolées et de fleurs fanées - le bonheur tient à peu de choses, quand même. À quoi ça va servir, j'en sais rien - même si j'ai une idée qui me trotte dans la tête. Je crois que je suis perdue pour le monde de l'efficacité, de l'effort rentable, de l'objectif clair et de l'horizon dégagé, de entrepreneuriat bien carré et des routes bien tracées. Tant mieux. À bas le capitalisme.

Sinon, c'est le solstice d'été bientôt et c'est un scandale, il arrive bien trop tôt cette année personne a été prévenu non ?, j'ai lu tout à l'heure qu'il fallait l'aborder le cœur ouvert ben on va faire au mieux ma bonne dame.

Le vent souffle depuis ce matin, je ressors des bouquins féministes** depuis quelques jours, j'avais fait une pause ces derniers mois trop de la misogynie du monde dans la gueule c'est pas bon pour le teint, l'intime est politique, la poésie nécessaire et la déconstruction un surcroît de vie, je vais pas bouder mon plaisir, quand je me déconstruis j'interroge les évidences, quand j'écris je nomme l'incertitude et l'inconfort, je continue l'un et l'autre et l'un et l'autre se nourrissent - et moi, au milieu, je grandis.

:::::::::::::::



Les réflexions de mon amie N. qui me rappellent de regarder le monde la tête en bas - de l'hiver il est, le solstice, chez elle -, les ciseaux de couture que j'avais perdus l'hiver dernier retrouvés hier derrière la machine à laver, la courbe dessinée par le chemin qui mène à ma maison ou vers le monde ça dépend c'est alternatif comme le courant, les vêtements d'enfants conservés dans des cartons le bonnet mangé par une souris le petit chausson solitaire l'autre a été perdu tu sais je vais faire de l'espace le temps dont on nous raconte qu'il passe toujours à la même vitesse, c'est pas vrai c'est une légende urbaine vous savez le temps il passe pas il circule il fait des spirales, des nœuds, des circonvolutions compliquées il s'amuse il prend de l'élan il prend son souffle il perd du terrain il nous rattrape il marque des étapes il marque des époques tiens comme dans le jingle de début des épisodes de La Poudre***, podcast féministe et profondément politique que je vous conseille chaudement au passage, mes pensées font pareil on dirait, elles partent en étoiles dans l'espace - comme ça tombe bien - le temps me rappelle de faire de l'espace à la fois dans mes cartons et dans tout le reste.


:::::::::::::::::::::::::::::::::


Ce qui frémit. Ça frémit. C'est fou quand même, je m'assois avec le tout petit écran de mon téléphone devant les yeux parce que j'ai besoin de voir grand, c'est quoi le plan là, le paradoxe de la contrainte et de l'émancipation, le fil à saisir qui m'échappe, la queue du Mickey qui grimace en ricanant vas-y fais le singe un peu pour voir. 

 



J'ai pris cette photo en début de semaine, en sortant du cinéma avec une copine (j'ai adoré écrire cette phrase. Je suis tellement peu sortie ces dernières années que j'ai l'impression de faire un truc de ouf, voire presque subversif, quand je vais au cinoche. On rit pas, s'il vous plaît). En marchant pour récupérer nos bagnoles avec M., on parlait du film et de l'histoire d'amour, effleurée, qui n'avait pas eu lieu, ou plutôt qui n'avait pas abouti comme la plupart des histoires d'amour qui sont racontées aboutissent, ils se sont pas embrassés, juste les deux se sont croisés, se sont émus et leurs chemins continuent - mais je me demande, ces histoires qui n'ont pas lieu, ces histoires de nos mondes perdus ou parallèles, ne seraient-elles justement pas celles auxquelles on laisse la chance de nous faire advenir un peu plus, nous, plutôt que les histoires elles-mêmes ? L'amour au service de nous plutôt que nous au service des histoires ? Et nos histoires, on en fait quoi ? Est-ce que ce sont elles qui font de nous quelque chose, qui impriment des directions à nos vies dont il est si difficile de dévier ? Je suis au volant d'un camion fou et je ne maîtrise rien.

Vertigineuse quand même, la vie, hein.


:::::::::::::::


Il y a six mois, j'ai lu la correspondance de G., lointaine cousine, morte très âgée sans enfant l'année de ma naissance - une femme qui semble avoir explosé tous les codes auxquels le reste de la famille a obéi, ce qui la rend à mes yeux extrêmement sympathique.

Aujourd'hui, j'ai envoyé un message à une parfaite inconnue qui porte le même prénom que moi. Elle pourrait bien être l'une des dernières personnes à avoir rencontré G. vivante, et à pouvoir me parler d'elle - lointaine cousine, G., je disais, au moins dans le temps : c'était la cousine de l'une de mes arrières-grands-mères - mais que voulez-vous, on reste voisines, un jour c'est moi qui fleurirai sa tombe, pas loin de celle de mon arrière-grand-mère - le temps et l'espace, chez nous, c'est une grande histoire d'amour.

Je pense depuis décembre dernier à envoyer cette lettre à cette autre Isabelle, aujourd'hui m'a semblé être le jour parfait pour le faire. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que la lecture, hier, de Eux sur la photo, roman épistolaire de Hélène Gestern, recherche éperdue de sens et d'histoires perdues, m'a fait un électrochoc. Peut-être qu'il n'y a rien à chercher, qu'il n'y a pas de sens, je crois que j'aime l'idée d'avoir un rendez-vous à travers l'espace et le temps avec cette femme qui, à son insu, me transmet quelque chose dont je n'ai pas encore vraiment idée.

En attendant je vais aller marcher un peu sous la pluie, parce que s'il y a un truc qu'elle m'a transmis en clair, G., c'est ça : être vivante au présent, c'est plutôt pas mal, aussi. 




::::::::::::::::::


Ouais, bidouiller des photos, j'ai que ça à faire (non). Je me détends. Hier fut rude et riche et intense. De ces journées qui commencent avec un je-ne-sais-quoi qui fait dire que, en plus de ce qui est prévu, y va y avoir du sport. De l'agacement. Des larmes et des grincements de dents. Du beau et de l'inattendu aussi, ce serait pas drôle sinon, c'est du funambulisme cette histoire. Tombera, tombera pas ? A l'est pas tombée, dis donc.

Au chapitre inattendu, j'ai re-rencontré une femme que je rencontre régulièrement, je sais pas, quelque chose comme tous les quatre ou cinq ans, à chaque fois on rigole bien ensemble et on se revoit cinq ans après, c'est drôle quand même. On s'est souvenues de cette fois-là où on s'était retrouvées par hasard dans un train pour Paris, il y a onze ans - on en garde toutes les deux un souvenir très net, moi j'avais mon sac de voyage et le cœur cafouillant rien qu'à l'idée de ce que j'allais vivre, il était revenu en charpie, mon cœur - elle et moi on s'était un peu donné quelque chose dans ce train, je crois, sans trop le savoir, une espèce de courage peut-être, une reconnaissance, quelque chose comme de la sororité - je sais pas ce que tu vis ma sœur mais je te vois, un truc comme ça.

Le ciel est tout orange à ma fenêtre alors que j'écris, là, ça me touche. Elle a hésité à me reconnaître, elle se souvenait de mes cheveux longs.

Y a un peu de cette rencontre dans cette série de photos. Et puis tout un tas de trucs, je perçois sans doute pas tout moi-même, on voit bien ce qu'on veut y voir, en fin de compte.

 


 

 

:::::::::::::::::::::

 

* Lila Lakehal, artiste / performeuse. Son travail ici : L'art du lien, ou là : Un Dieu qui danse

** Tout le monde peut être féministe - bell hooks - Éditions Divergences

*** La Poudre Podcast - https://nouvellesecoutes.fr/podcast/la-poudre/

 

:::::::::::::::::::::

A lire aussi :

Passages - Fin mai/début juin 2021

Poétique des jours - L'intime distance des corps


Commentaires