[Fil de trame – Novembre 2021]
Recoudre la pensée. Défaire patiemment l'ourlet, et patiemment refaire la bordure. Donner à voir l'envers, la broderie et le tissu qui jaunit, la veste du grand-père et les torchons du quotidien. Raconter les petites choses, les creux sous les églises et les lanternes pour éclairer les morts, le tri et le rangement, les pots de fleurs et le silence à réveiller les vivants.
Rangement et tri de plusieurs années d'archives en friches. C'est pas une révolution mais simplement je prends acte : les dix années qui viennent de passer, je crois qu'elles sont digérées - c''est bizarre pour moi de l'écrire et ça peut sembler peut-être prétentieux, mais ça m'apparaît juste de l'exprimer comme ça - c'est un Samhain de compétition, cette année, dix années pour le prix d'une.
J'ai écrit à N. et dit à C. que mon projet, là, c'est de remettre la main sur les photos des concerts d'il y a dix ans. Je découvre que ça n'est qu'une strate du plan : avant ça, triage du courrier papier. Des cahiers de préparation de mes cours. Rassembler les coupures de journaux qui traînent, rouvrir des lettres que j'avais oubliées. Me demander où est passé le courrier de mon enfance - la boîte où je le croyais stocké est vide, le mystère n'est pas résolu à ce jour. Retrouver des photos. Après, on attaquera la boîte mail et ses vingt ans d'âge ni triés ni archivés - dans le tas y aura bien les images que je cherche - et je ne me fais pas d'illusions, il y aura bien plus que ce que je cherche.
En attendant, j'ai (re)trouvé de belles cartes postales. Et une photo ancienne en noir et blanc, aucune idée de comment elle s'est retrouvée dans ce tiroir, je pense que c'est mon grand-père qui l'a prise, sans doute dans les années 40 ou 50, mais où ? Mystère insoluble. Une faille dans l'archivage familial - ça me réjouit, bizarrement.
T'as vu c'est dingue, cette église est
construite sur un creux - au-dessus d'un espace vide. Elle me regarde
avec l'œil qui pétille - ça nous cause, hein, elle répond.
Quelle strate d'humanité en moi cette architecture vient
faire résonner, j'en sais rien, je sais même pas si elle est
nommable - peut-être qu'elle n'est que sensible, un truc de l'ordre
d'un éprouvé en deçà des mots pour la désigner, qui nécessite
autre chose que mon cerveau qui pense pour en rendre compte.
Au
milieu du cimetière, elle m'a expliqué que, sur le socle de la
lanterne des morts, on distingue des griffes - éléments
architecturaux typiques du 12ème siècle roman - c'est mon
grand-père qui lui a expliqué ça il y a longtemps. Des griffes,
comme des espèces de pattes qui s'agrippent au sol, elle a dit - les
lanternes des morts c'est pas commun, on en trouve en Saintonge, en
Poitou, en Limousin, guère plus loin, c'est ancien c'est un peu
mystérieux pour les historiens, ces grands fûts de pierre au sommet
desquels on allumait une loupiote pour protéger les morts du Diable
et les vivants des esprits errants - on fait bien comme on peut pour
se rassurer contre les forces qu'on ignore.
Maintenant c'est
fichu, je les vois agrippées à la terre, ces lanternes - comme des
présences animales qui évoquent avec une tranquille insistance les
vieilles divinités païennes oubliées pré-chrétiennes qu'on
devine dans le brouillard - aux pattes griffues et aux yeux rouges,
soufflant de vieilles histoires dans les creux béants dans lesquels
on se casse la figure - parfois.
Saint Front (16) |
Donc voilà, mon ordinateur sature, mon
téléphone sature et ma boîte mail sature. Plus d'autre choix que
de dé-saturer cocotte, that's the point, you see. Saturation
générale, moment charnière butoir au-dessus duquel sauter plus le
choix.
Après avoir tourné autour du pot ces derniers jours
avec des grimaces, supprimé sans conviction vaguement quelques vieux
mails, j'ai trouvé un rythme et un début de stratégie pour faire
avancer le projet. Ma boîte mail c'est pas quelques mois à
désengorger, c'est seize ans de mails professionnels photos
compte-rendus préparations de concerts de doutes de congratulations
à trier à ranger à sélectionner aménager copier coller
supprimer, j'ai pris le taureau par les cornes, repris les choses au
début en 2005 tu vois, chuis en 2008, là, et j'ai gagné 4% de
place dans la boîte de réception initialement pleine à 99%. À
raison de deux heures par jour, sachant que d'année en année les
chœurs et les projets se sont multipliés juxtaposés élaborés, je
sais pas vraiment quand j'aurai fini, tant pis c'est pas grave, je
sais pas précisément ce que signifie fini dans cette histoire, je
vais dire imprudemment peut-être que je sentirai quand j'aurai
terminé le bouzin. J'ai commencé, au moins, et ça me met en joie. Je suis pas sûre encore parfois de ce que je p(v)eux jeter - enfin
je crois que je sais mais je me laisse le temps de me faire croire
que je réfléchis encore.
Après, faudra trier les monceaux
de photos inutiles entassées dans des dossiers mal rangés. Une
chose à la fois. J'ai presque pas peur de la montagne que j'ai
commencé à gravir un bout de vie quand même là. On va composter
ce qu'il y a à composter, évaluer sereinement les étapes franchies
et digérées et faire de l'espace (b.... de m......), enfin.
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Je suis arrivée en 2010 et à 93%
d'espace occupé. Dans ma boîte mail et son tri, je veux dire. Je
voulais y passer une heure ce matin, quand j'ai relevé la tête y en
avait trois qui étaient passées. Après, j'ai mis dans une
enveloppe les graines de potimarron que j'ai fait sécher ces
dernières semaines, j'ai écrit dessus - automne 2010. Le temps
passe pas, c'est une arnaque j'en suis sûre.
Hallucinant.
Impression de descendre en apnée dans le sous-sol de ma vie - pour
de vrai, l'apnée, c'était presque étouffant parfois cette débauche
de messages concernant un concert puis un autre puis un autre et puis
l'enregistrement et puis le stage et puis - et je suis pas encore
arrivée à certaines strates d'activités encore plus denses et
intenses, je le sais. De l'archéologie de moi par moi-même - avec
toute la tendresse que je peux donner, aujourd'hui, à cette moi
d'avant qui n'avait, manifestement, aucune idée de l'énergie
qu'elle déployait ni de ses propres limites (y a encore du boulot,
certes), de l'étouffement progressif dans lequel elle s'est
installée sans le savoir et de l'impact qu'elle pouvait avoir sur
les autres. Je l'absous aussi, cette petite moi - cette culpabilité
latente que j'ai nourrie vis-à-vis de ces gens adorables à qui j'ai
jamais répondu - c'était pas faute de pas vouloir - c'était
simplement pas possible, pas d'espace libre dans la tête, vie de
saltimbanque, et jeune mère, et solitude invisible - malgré les
environ trois cents personnes (peut-être on peut monter à quatre
cents les années fastes) que je croise chaque semaine tous chœurs
confondus à cette époque. Je me souviens, quand j'ai rencontré L.
et qu'on a commencé à devenir amies - j'en ai chialé tellement je
savais plus ce que c'était, avoir une amie.
En attendant, la
nuit je rêve des chœurs dont j'archive et efface en même temps
l'histoire que j'ai partagée avec eux. L'impression de ramener à
moi une partie de ma vie, comme on ramène à soi une couverture
tombée au pied du lit. That's my life, you see.
Je ne suis pas au bon endroit elle a dit en parlant d'elle-même - et de tout son discours ces mots-là se sont détachés je n'ai retenu qu'eux - je crois qu'ils parlent de moi aussi.
Composter les mois qui viennent de
passer, ah ouais. Je me disais ça tout à l'heure, en faisant le
tour de l'étang comme j'ai beaucoup fait, au printemps dernier.
Ralentir. Ralentir encore. Pas chercher à savoir pour quoi. Ce qui
vient après ? Je sais pas. Pas chercher à trop savoir.
Essayer
de pas trop vouloir, aussi. Laisser venir, qu'y disaient.
[Lister l'essentiel]
...les
livres qu'elle lit, sa mèche rebelle, le disque de Bach, la soupe de
buttercup, le mixeur (antique) qui fonctionne, les photos inattendues
qu'elle a retrouvées, l'odeur de la forêt, la chapelle au fond du
bois, les feuilles rouges et jaunes, le calendrier qu'on a bricolé,
la tournée des cimetières, la visite du musée, les paroles qu'on a
retrouvées après vingt ans, la salamandre morte sur le sentier, la
sauge à tailler, la lavande au fond des poches, les vieux draps à
blanchir, les souris dans les combles, le disque de musique
irlandaise, la scène à savoir par cœur, le rêve de la nuit
dernière.
T., treize ans, vieux comme le monde, avec emphase et superbe, avant de perdre son match : j'ai mis toute mon âme dans cette balle.
C'est pas facile de chanter pas fort, je leur ai dit, ça demande quelque chose comme une tension bienveillante, bizarre comme expression mais c'est sorti comme ça. Une histoire de tonus musculaire dont on a besoin pour, paradoxalement, donner de la tenue à la douceur, pour qu'elle dégouline pas et les voix non plus. Un tonus à doser pour pas aller vers la brutalité et le cassant. Un dialogue permanent en soi entre tension et relâche, et j'ai plaqué quelques accords sur le piano, vous entendez, là, cet accord il en appelle un suivant, la septième elle est en suspension la dissonance a besoin d'une résolution, la musique occidentale depuis quelques siècles elle a façonné nos oreilles elle est construite comme une charpente avec des lignes de tension de l'appui de la souplesse, qu'on en ait conscience ou pas - quand parfois on reste saisi par un accord une inflexion quelque chose qui suspend le souffle c'est sans doute ça qui est à l'œuvre - un écho entre la charpente du dedans de la musique et celle de notre dedans à nous une tension subtile qui attend d'être résolue un alignement invisible entre un corps terrestre et un son, éphémère et déjà passé.
Le chien regarde l'enfant qui regarde
le photographe - sans sourire. Je crois que j'écris pour cette
enfant-là pour retrouver cette capacité étrange - regarder le
monde sans ce sourire que j'ai un jour plaqué sur mon visage et qui
se balade triomphalement trois pas devant moi, toujours - masque
léger imperceptible idéal derrière lequel je cache mes tentatives
grimaçantes de me ressembler, au moins un peu.
Je ne suis pas
certaine de savoir comment enlever ce masque. Mais je crois que
parfois sans trop le décider je laisse des gens voir à travers -
j'écris pour ça, aussi, sans doute.
Ah ben je peux rien me reprocher : j'ai
essayé. Mon amie M. m'a dit hier qu'il y avait un chouette concert
dans un chouette bar avec des chouettes gens ce soir, et ça m'a fait
envie. Je me suis pointée tout à l'heure, j'ai ouvert la porte,
j'ai hésité trois secondes et je suis pas rentrée. Demi-tour, j'ai
presque pas hésité, là. Trop de je sais pas quoi, intranquillité
dedans, feeling unsafe, un truc comme ça. Je crois pas qu'on
puisse dire que je suis un animal grégaire, même si parfois
j'essaie (mais ça marche pas à tous les coups). Je copine avec mon
anxiété sociale, ouais ouais, j'apprivoise la bête, fierté du
soir, bonsoir.
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Fragilité impact ce truc que je
n'identifie pas bien encore qui se liquéfie à l'intérieur
inconfort
faire chanter des gens et puis ne plus savoir quoi faire
chanter parce que tant de chansons véhiculent des clichés misogynes
sexistes racistes je vois de plus en plus, ou de mieux en mieux je
sais pas - m'en suis ouverte hier à un collègue qui m'a renvoyée à
mon émotionnalité exacerbée me conseillant de rationaliser et moi
- j'ai vacillé hein quoi, je pense pas comme il faut faible que je
suis - mais non sursaut - comment peut-on renvoyer encore dos à dos
rationalité et émotions
soi l'une soi les autres
ça
serait pas parce que le contact avec les émotions est dévalorisé
en patriarchie que faire, exemple au pif, de la politique de l'art de
la littérature est si mal vu pour les femmes - quoi avoir un
discours rationnel quand tes hormones font le yo-yo t'y penses pas
pauvre créature
Reprendre contact avec ce qui bouge ce qui
nous traverse et apprendre re-apprendre à penser avec - oui c'est ça
mon horizon - penser depuis le corps, pas depuis une pensée hors-sol
- penser autrement, retisser ce qui est séparé coupé déchiré -
être, au moins un peu plus, entière - émotive irrationnelle douée
de raison capable d'être touchée impactée de le dire et d'élaborer
une pensée - recousue, la pensée.
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Je me suis réveillée en fin de nuit
un peu en alerte, j'avais l'impression d'avoir entendu un bruit
devant la maison, comme une soucoupe de pot de fleur en plastique qui
tombe. Je me suis rendormie ; dans mon rêve, je me suis
retrouvée sur la terrasse devant la maison de mes parents, en train
de manipuler des pots de fleurs vides – pensant aussi à cette
plante grasse que ma mère bouture soigneusement depuis une trentaine
d'années, qui a failli geler sur cette même terrasse il y a deux
ans durant une nuit d'hiver. Depuis, elle m'en a offert un pied –
faudrait voir à pas risquer deux fois de la perdre -, c'était un de
mes cadeaux de Noël, il y a deux ans. Elle m'a dit ce jour-là que
c'était sans doute pas grand-chose, mais que ça avait de
l'importance pour elle parce que c'est son ami R. qui lui avait
offert la première bouture de la plante en question, il y a plus de
trente ans. Ma mère m'offre parfois des trucs hyper précieux comme
ça en disant que peut-être c'est pas grand-chose, elle est comme ça
ma mère, je l'adore. Bref, je manipulais en rêve des pots de fleur
vides en plastique sur la terrasse de la maison de mes parents –
des pots comme ceux dans lesquels on achète les chrysanthèmes prêts
à fleurir les cimetières pour la Toussaint.
Ça me fait
penser, je sais pas pourquoi, à ce que j'éprouve aujourd'hui, là -
je me sens assez vide, mais pas mal pour autant – juste un peu
vide, mois de novembre, compostage en cours, laissez faire, attention
traversée de troupeaux de pensées mal apprivoisées possible,
ralentissez s'il vous plaît, la nuit tombe vite par ici.
C'est
marrant, j'avais écrit des « ports » plutôt que des
« pots » - nos pots de fleurs sont peut-être bien des
ports d'attache pour âmes téméraires en quête de perchoirs quand
elles se baladent dans l'invisible en se cassant la figure devant nos
portes d'entrée - moi franchement j'aime bien cette idée. Je
préfère qu'elles s'approchent pas davantage, je crois ; mais si je
peux rendre service, après tout pourquoi pas.
Quand je me
suis levée, j'ai vérifié l'état de ma terrasse – rien de
louche. Les âmes ne laissent pas de trace de leur passage - non ?
Regarder ailleurs elle a dit. Et puis
aussi vérifier si j'ai décidé ou pas d'être là où je suis.
Mauvaise élève aussi j'ai entendu - ça m'interpelle fort, ça -
moi la destinée aux grandes études prestigieuses j'ai coupé court
rapidement la honte et la rage mêlée le soulagement devenir artiste
oui mais sage quand même hein on dirait que quand une porte s'ouvre
je prends grand soin de pas la franchir j'ai le sens du
contre-courant chevillé au corps non mais c'est pas possible
le
sens de l'opposition on dirait peut-être pas mais la petite là-bas
qui dit rien et se fait pas remarquer elle en pense pas moins
je
crois que je suis comme le lierre sur l'image il s'infiltre il passe
là où la fenêtre est fermée barricadée condamnée mais il passe
quand même et il le sait peut-être pas quand il va hurler de
frustration en constatant qu'il vient d'entrer dans la cave - il a
pourtant la très étonnante capacité à infiltrer tous les
interstices des murs autour et à foutre par terre ce qui ne tient
plus debout
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Crédit photos : I. G.
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