Traverses - Septembre 2021
On est en octobre et je suis déjà crevée lessivée - et quand je lis ce que j'ai pu écrire ces dernières semaines je me dis c'est pas étonnant quand même c'est une vraie traversée septembre et autre chose s'installe, j'ai bien fait de faire provision de lenteur pour les temps furieux moi.
Ça va tellement vite. On passe d'un moment au suivant comme on zapperait de station de radio, moi parfois ça me plaît beaucoup, et parfois j'aimerais avoir plus de temps pour vivre ce qu'il y a à vivre. Attendez ralentissez un peu le débit s'il vous plaît mais tu parles, quand la rivière coule tu peux toujours essayer de construire des barrages, elle s'en tape, la rivière.
Les bords de Loire, après tout, c'est comme aller voir l'océan - c'est juste qu'il est tout là-bas on le voit pas il est tout petit mais tout au fond à l'horizon il mugit.
*
Ça se voit pas mais la marée est basse,
j'ai l'horizon en face et des coquillages dans la poche. Je suis en
train de recharger les batteries en vent marin et j'adore mon pull, je
vais acheter le cahier qui me servira cette année dans quelques heures
et j'ai traversé un patelin qui s'appelle Correspondance.
C'était
la semaine dernière mais un petit bout de moi est resté sur le sable,
pour combien de temps j'en sais rien on dit que parfois on se rassemble
ben là ma façon de me rassembler c'est de savoir que je suis morcelée un
peu. Rien de grave, j'ai aussi un bout de moi depuis pas loin de vingt
ans dans un bois près d'une rivière, quand je passe pas loin je vérifie
oui j'y danse toujours dans l'ombre là je suis en train de chercher des
fossiles dans la falaise que voulez-vous.
[La phrase sans fin]
Ça revient tous les ans cette histoire d'anniversaire et je crois que ça m'angoisse tous les ans, je le fête je le fête pas je suis pas douée pour organiser des trucs avec plein de gens peut-être que je pourrais le fêter avec deux trois amies m'enfin vu la gueule du mois de septembre je vais le fêter en octobre après tout pourquoi pas bon et c'est pas tout y a tout qui recommence pas que mon anniv' il me faudrait un emploi du temps avec feuillets calques superposés les chœurs l'auto-entreprise les ateliers les concerts et les week-end qui ressemblent à rien le sport des enfants ah et puis faut faire les courses – p'tain j'ai oublié le drive faut pourtant bouffer – cool je vais sans doute pouvoir prendre les cours qui me font envie avec la compagnie d'à côté, et puis le grand projet avec l'amie voilà je suis du genre à lui chercher un nouveau nom à la veille du lancement c'est peut-être pas l'idée du siècle mais elle m'a occupé la tête tout la journée d'hier en filigrane de tous les plannings que je faisais en même temps comment y font pour organiser les emplois du temps dans les collèges c'est un mystère insondable – ah et puis changer le nom du chœur de femmes aussi depuis le temps que le nom actuel m'énerve mais qu'on fait rien y va falloir prendre le taureau par les cornes c'est peut-être le moment non c'est la rentrée idéale après quasi un an et demi de silence forcé oui oui oui c'est le bon moment – et puis je vais avoir mes règles pas tard avec la nouvelle lune tiens c'est peut-être aussi pour ça que je suis en pleine effervescence créatrice comme dirait l'autre dans deux jours paf je vais faire la crêpe profitons-en – ah et puis y a un autre truc qui recommence et ça me réjouit fort fort pas du tout – le retour des araignées dans ma maison - ma maison est aussi la leur mais ça pardonnez-moi ça me rend over-reactive - nul n'est parfait
*
[Champs sémantiques]
voix mains chercheuse amoureuse verte asters pluie flamme présence myope chevelure sans fin hurlante transparente invisible lumineuse frustrée eau torrent cascade inexplorée rugueuse mordante blessée à terre autrice esprit carré sage-femme photographe blanche inspirée fanée mémoire vivante lunaire perpétuelle indécise nulle en cuisine en couture en dessin émue émouvante simple creuse affamée mythique
y
avait J. qui me proposait des chaussures de marche trop grandes, une
église sur la colline et puis cette scène dont je me suis souvenue un
instant et qui m'échappe elle est là comme derrière un rideau qui se
ferme sans bruit mais je ne peux pas empêcher sa fermeture des bribes
qui surnagent comme si une vie sur une autre scène était révélée par des
éclairs des sursauts qui laissent apercevoir des trucs on sait que
l'autre scène existe mais on sait pas bien ce qui s'y raconte on ne peut
rien en saisir
je me sens là comme ces rêves qui s'effilochent
un corps qui s'effiloche qui échappe à - à qui ou à quoi à quelle sorte
de monstre je ne sais pas - il s'absente je n'ai pas mal simplement il
refuse de faire et d'agir il va s'ouvrir tout à l'heure un espace une
faille du sang va trouver la route du dehors bizarre j'ai envie d'être
rassurante non vous inquiétez pas y aura du sang mais personne sera
blessé c'est juste un corps femelle dont le sang va sourdre phénomène
biologique chute d'hormones à pic vertige en rappel rappelle-toi tu es
un corps de l'eau du sang marée basse juste laisser le corps vivre
creuser la faille je suis la terre qui s'ouvre un volcan au bord de
l'éruption tectonique monstrueuse sonore
pas besoin d'accepter
d'équilibrer d'accueillir pas besoin de gratitude édulcorée juste me
laisser glisser dans l'interstice dans la bouche des vieilles déesses
aveugles d'avoir été enterrées vives dont on a oublié jusqu'aux noms
c'est pas grave elles pleurent et je vais boire leur larmes c'est ce qui
- à moi - rend la vue
Il a pas fait exprès il a marché sur le coquillage que
j'avais accroché à la poignée de mon sac à dos et puis après ils ont
décidé très vite comme ça tiens si on allait en forêt mais moi dedans
j'ai senti que c'était pas le moment fatigue moment après moment là
journée passe et à qui je pense pas vraiment à moi enfin, un peu quand
même mais il y a quelque chose qui se joue pour moi un truc à entendre
ils vivent leur vie de plus en plus et c'est tant mieux et moi là je vis
quoi à cet instant c'est peut-être à ça que ma vie ressemble pour
l'instant être là pour eux les porter encore un peu tant que je peux je
voudrais juste pas me casser comme le coquillage tout à l'heure j'avais
qu'à pas laisser traîner mes affaires
J'ai pas su dire ce que je
voulais aller en forêt ou pas je les ai juste vus décider pour eux et
c'est tant mieux et moi qu'est-ce que je décide pour moi-même où est-ce
que j'oublie de moi en chemin ce soir oh pas d'inquiétude je vais bien
un peu remuée la soirée est douce le silence du jardin est sans doute ce
dont j'avais besoin, là.
Et puis je crois que
contrairement à ce que j'ai écrit il y a déjà un peu longtemps j'ai pas
fini d'attendre je crois et juste avoir un peu d'espace pour me le dire
ça me fait du bien
La nuit dernière j'ai reçu une lettre en rêve au réveil je croyais que c'était vrai
*
Non franchement, j'aime bien les
histoires dans lesquelles le ou la personnage gagne le respect de tous
et de toutes en faisant des trucs de dingue en se jouant des obstacles
et tout, genre voyage du héros à la Campbell, mais j'ai besoin aussi
d'histoires insignifiantes, enfin, insignifiantes, par rapport à qui ou à
quoi chais pas, disons plutôt que j'ai aussi besoin d'histoires
différentes. Dans le film que j'ai vu hier soir, fort beau par ailleurs,
on lui dit dès le début, à la fille, que personne pourra choisir à sa
place. Et après il lui arrive tout un tas d'ennuis et elle réagit avec
courage, détermination, complices dévoués et elle en sort plus sage et
tout (quoique toujours protégée par le mâle dominant) - mais quelque
part j'en ai marre en fait aussi, marre d'être ramenée à la petitesse de
mes restrictions, à l'inintéressant du quotidien et de mes doutes, et
ma noblesse alors ?
Je revendique aussi la noblesse de
l'indécision, la grandeur de la lenteur, le princier du désir de ne pas
souffrir. Je suis reine des trains partis sans moi et des chemins qui
serpentent le long de rails rouillés et et et et puis c'est tout, y a
pas de chute mémorable à ces histoires-là à ces vies qui n'ont d'autre
mérite que celui d'exister par et pour elles-mêmes. J'ai besoin de récits
autres, d'histoires d'amour qui se terminent pas comme prévu et même
peut-être qui commencent pas, de héros qui ont peur et qui chialent,
de l'héroïsme du quotidien et du répétitif, du dramatique de nos peurs de
déranger, de nos contradictions, d'être de trop, d'être moqués, le
dérisoire des détails, la peur de mourir peut-être j'en ai besoin aussi,
tiens.
J'ai fait du rangement hier matin, passer l'aspirateur sur ce tapis bien encombré généralement m'a fait penser au moment où je suis arrivée dans cette maison j'écumais les brocantes et les magasins de bricolage pour faire de cet endroit mon chez moi mon nid - j'avais un peu perdu ça de vue ces derniers temps, ça me rouvre les yeux un jour on en partira de cette maison ce n'est pas la mienne.
Après le rangement je lui ai fait la coiffure de princesse qu'elle voulait, je lui ai écrit une lettre qu'elle a lu en ouvrant ses cadeaux - jour d'anniversaire hier, on avait rangé sa chambre et cuisiné le gâteau la veille.
Je dis souvent que je m'en fiche des anniversaires - sans blague je suis du genre à appeler ma meilleure pote le jour crucial pour tout autre chose ouais c'est déjà arrivé -, que tant pis si les petits sont chez leur père le jour dit on le fêtera à un autre moment, ben hier ça m'a fait un truc d'y être avec elle, pour une fois. En fait si j'y regarde de plus près je m'en fous pas du tout c'est le contraire plutôt ça me touche profondément. C'est peut-être parce que ça me touche trop que j'évite le sujet et que je le traverse généralement en fermant les yeux très fort, genre la tête dans le sable ni vu ni connu j't'embrouille.
En tous cas j'ai reçu des trucs inattendus moi aussi hier. Elle m'a dit du haut de son année toute neuve, tiens j'ai vu un lézard avec une sauterelle dans la bouche, quand on meurt ça en nourrit d'autres et puis elle est repartie jouer.
*
Ils ont un peu plus de vingt ans
maintenant, ils sont ami.es d'enfance et je les ai connu.es quand ils
avaient une dizaine d'années, quand je suis devenue pote avec la mère de
l'un et le père de l'autre. Les enfants grandissent parce que c'est
comme ça que le monde tourne et un jour ils ont déménagé. Dimanche
dernier, ça faisait tellement longtemps, ils sont venus, ces adultes
d'un peu plus de vingt ans qui ont chanté avec moi dans mes chœurs
d'enfants y a plus de dix ans et qui apprenaient à mon gamin à grimper
aux arbres.
C'est marrant, je voulais écrire des trucs de fou à
ce sujet et puis je m'aperçois en écrivant qu'il n'y a rien de fou à en
écrire, juste beaucoup de douceur à me dire que ce moment a eu lieu,
qu'on s'est revu.es - encombré.es un peu par dix ans qui ont passé,
quand même -, qu'on a marché ensemble sur le chemin qui séparait leurs
deux maisons quand ils étaient petits pas loin de chez moi, on a regardé
de loin là où ils ont grandi, un bout de moi y a grandi aussi parce que
même quand on est grand on grandit encore, le tilleul est super haut
maintenant et on imagine que maintenant la salle de bain a été isolée,
tu te souviens des matins d'hiver quand t'allais te brosser les dents et
qu'il y gelait presque ? On a cherché les souvenirs et on en a trouvé,
le thé à la menthe du jardin toujours prêt, les poules et les chats et
puis son rire qui entraîne tout sur son passage et puis le feu dans le
jardin les tournesols où les gamins vont se perdre y avait toujours du
monde dans cette maison, un feu dans le poêle, un violon ou un saxophone
qui traîne, on en a fait des voyages pour aller à Saint Chartier dans
le vieux camion blanc dans lequel on entassait matelas, duvets et gamins
ouais quand j'y songe on a vécu tout ça, là-bas, merci à je sais pas
qui c'était bien.
On est même allés frapper chez les voisins. Ils nous ont reconnu-es.
*
Ça va tellement vite. On passe d'un
moment au suivant comme on zapperait de station de radio, moi parfois ça
me plaît beaucoup, et parfois j'aimerais avoir plus de temps pour vivre
ce qu'il y a à vivre. Attendez ralentissez un peu le débit s'il vous
plaît mais tu parles, quand la rivière coule tu peux toujours essayer de
construire des barrages, elle s'en tape, la rivière.
Retour d'un
week-end étrange, émotions en pagaille et là pareil essayer d'empêcher
l'eau de couler c'est illusoire il a suffit, au retour, qu'il évoque
l'année prochaine et l'internat qu'il espère pour me faire exploser en
vol j'ai rien pu faire j'ai pleuré à gros bouillons en hoquetant mais
t'inquiète pas mon fils je te soutiendrai hein j'ai fait des gamins pour
les faire grandir mais parfois ils grandissent plus rapidement qu'on
l'aurait seulement imaginé et puis demain c'est moi qui vieillit un peu
et c'est chouette sans doute j'en suis convaincue même si on dirait pas
en me lisant, là, pardon mais le temps c'est une invention de tarés
quand même, non ?
J'ai reçu des cadeaux aujourd'hui, ben
j'ai chialé. J'arrête pas de chialer ces derniers mois c'est assez fou,
quand j'y pense je commence à avoir un peu d'entraînement, un jour une
voix m'a fait pleurer bizarre non, et puis il y a deux ans en Irlande ce
sont des paysages qui m'ont transformée en serpillière sanglotante (mais néanmoins sociable) je disais juste aux gens faites pas attention
je pleure mais ça va hein je sais pas comment m'arrêter ça vient tout
seul. Ça a très vraisemblablement à voir avec la vulnérabilité ce truc
qui nous fait rendre les armes et tomber l'armure comment y disent, on
est un peu fragiles là globalement vous avez remarqué vous aussi.
Tout
à l'heure je me demandais ce que je pourrais bien célébrer vu que c'est
mon anniversaire je crois que j'ai célébré le coucher du soleil il se
couchait quand j'étais en voiture pour aller répéter avec mon chœur de
femmes, ça va être une chouette année on va pouvoir chanter au moins et
le répertoire est pêchu on va s'amuser, et sur le chemin du retour y
avait la lune qui brillait. Ce week-end on fêtait l'anniversaire d'une
femme plus âgée entourée de ses enfants et des enfants de ses enfants et
c'était un beau cadeau d'être là, un cadeau par ricochet voilà, bien
reçu, merci, je vais célébrer aussi, je crois, ma capacité à me laisser
toucher et me laisser pleurer.
Ah oui, souvenir : j'ai aussi un
jour pleuré sans rien comprendre face à un pope orthodoxe au fin fond de
la Pologne. Un ami à qui j'ai raconté ça plusieurs années après m'avait
dit très simplement avec un sourire t'as pleuré de joie, ça arrive.
*
[Réactions en chaîne]
Y a eu cet épisode de podcast du Cœur sur la Table dans lequel on entend un chœur de femmes. Ça m'a pincé le
mien, de cœur, parce que dans un recoin de ma vie je suis cheffe de
chœur et que parfois je perds le sens de ce que je fais et, bref, j'ai
entendu ces femmes chanter et ça m'a réveillée un peu.
Et puis j'ai
cherché "chansons féministes" sur internet et suis tombée sur La Lega,
cette chanson de revendications féministes et socialistes des
travailleuses italiennes du début du 20e siècle et ça m'a réveillée un
peu plus parce que je l'avais apprise quand je chantais moi-même en
chœur de femmes, cette chanson, quand j'étais ado.
Alors j'ai
bidouillé ma vieille partition et on a commencé à la travailler lors de
la première répétition de l'année, là, y a deux semaines.
J'ai envoyé un peu de doc sur le sujet aux chanteuses.
A.
m'a dit, il y a deux jours - oh c'était le jour de mon anniversaire,
p'tain j'avais pas encore compris que le cadeau était aussi pour moi -
elle m'a dit ah ben ça m'a emmenée loin cette histoire, j'ai cherché à
en savoir plus sur les mondine et leurs luttes et j'ai retrouvé une
chanson que chantait ma grand-mère, je l'avais pas entendue depuis des
décennies, j'ai appelé ma mère pour lui dire, tu te souviens elle
chantait ça, ta mère.
Je me dis, le sens des choses parfois il
nous échappe c'est comme un courant sous-marin dont on perdrait la trace
parce que nous on peut pas plonger aussi loin, et parfois il remonte à
la surface sans prévenir avec des poissons brillants devant lesquels on
peut rien faire d'autre que juste ouvrir de grands yeux.
Émerveillés, les yeux.
Les asters ont commencé à fleurir, je l'ai écrit à M.
dans la lettre que je lui ai postée ce matin. Elle est fragile ces
temps-ci, M., et c'est mon amie de vingt ans, ça me touche qu'elle
n'aille pas bien.
Qu'est-ce que je veux dire, en vrai, là ?
Peut-être que je voudrais dire à quel point je me sens vulnérable,
incapable de choisir, incapable de dire ce que je veux parce que je ne
le sais pas vraiment moi-même.
On a parlé d'impact avec A. ce midi.
Moi, j'ai l'impression d'être comme la lune, criblée d'impacts surface
marquée par le moindre effleurement - mais imaginer qu'on puisse se
souvenir de moi, imaginer que je puisse être quelqu'un d'important pour
un-e autre en face, quoi, non, inimaginable. Je suis du genre à me
retourner quand on me parle pour vérifier que c'est bien à moi qu'on
s'adresse. À croire que c'est pas utile que je me manifeste puisque je
n'ai pas de poids. Quel manque d'humilité, quand j'y pense, c'est vrai :
prétendre à l'invisibilité alors que je suis comme tout le monde un tas
de cellules qui renvoient la lumière, franchement ça dépasse
l'entendement.
Prétendre traverser l'existence sans laisser de traces, c'est possible, ça ?
Va
peut-être falloir que je révise mes prérogatives que j'envisage être
vue et regardée voire attendue et si jamais je me suis trompée ne pas
m'en vouloir et bien vouloir en rire.
Je pourrai lui raconter ça, à M., dans ma prochaine lettre.
C'est comme atteindre l'autre rive, ça y est on accoste
octobre. Je commence à perdre un peu le fil j'ai fait quoi le week-end
dernier et celui d'avant c'était quoi déjà, qu'est-ce qui surnage là à
la surface bon déjà un truc un peu génial ça y est je crois que je
plonge ce matin je suis allée au premier cours de théâtre de ma whole
life et pfiouuuuu ça a secoué un peu j'ai papoté avec la prof après, y a
des trucs qui m'ont bloquée et y en a d'autres pas c'est bizarre dans
le texte qu'elle a choisi elle a dit avec beaucoup de précautions y a
des trucs drôles et puis y a un infanticide moi j'ai les yeux qui ont
brillé c'est bizarre non je sens que c'est exactement ce genre de
machins intenses que j'ai envie de prendre à bras le corps on l'a lu
ensemble ce que j'aime lire à voix haute à voix haute à voix haute et
j'ai été tellement muette quand il a été question d'improviser.
Et
sinon lundi en cercle on a parlé de nos fatigues et puis je crois qu'on
a toutes chialé c'était bien franchement. Moi je me sens souvent un peu
nulle après je sais pas pourquoi mais l'une des participantes m'a dit
après quelle intensité t'es un sacré personnage, ah oui ?, mon ego en est
fort aise.
Mardi j'ai sauté au plafond devant mes choristes y
avait une grosse bestiole sous mon pupitre nan nan chuis pas nerveuse on
a ri ensemble comme des baleines, samedi j'ai appris que j'adore parler
de moi devant des gens, vendredi j'ai fait une échappée pour aller voir
une pièce de théâtre et pourquoi j'y vais pas plus souvent j'adore, je
le sais pourtant depuis longtemps, c'est marrant comme parfois on
s'interdit certaines directions comme si c'était dangereux de nourrir ce
qui en soi a soif.
Cinq degrés ce matin. Je suis pas en avance pour la récolte de mes quelques potimarrons, faudrait pas que je sois prise de court par le premier gel.
L'étang voisin disparaissait sous un nuage
de brume ce matin je leur ai dit vous avez vu c'est beau et quand je
suis revenue après les avoir déposé.es au bus c'était brumeux encore
j'ai eu un pincement au cœur - et l'étang que j'aime tant caché dans la
forêt sans doute il est beau lui aussi ce matin et il est beau sans moi -
et après j'ai pensé à d'autres endroits qui vraisemblablement
continuent d'exister et d'être beaux sans mon regard et là je me suis
dit, en fait, tous ces endroits, ils sont beaux et il n'est pas question
d'être avec ou sans eux - il se trouve qu'ils sont beaux et que moi
aussi je suis belle et que nous existons en même temps à la surface de
la même planète.
Ça m'a frappée quand j'ai fait un tas avec toutes les
cartes et courriers reçus ces derniers mois : les couleurs de la jeune
fille à la perle et celles des paysages néo-zélandais se répondent -
non, je reformule, des paysages de Aotearoa - j'ai lu hier ou avant-hier
que des autochtones maoris souhaitent nommer et faire nommer leurs
terres par les noms donnés dans leur langue, pas dans la langue de ceux
qui les ont colonisés. Se (re)donner à soi-même son propre nom, quelle
puissance. Ça me touche profondément, je sais pas pourquoi.
J'ai
écrit une lettre ce matin à mon amie M., c'est très étrange, c'est
cette amie qui ne va pas bien et j'ignore si elle lit ce que j'envoie,
je me disais en cachetant l'enveloppe que, sauf à garder un brouillon de
lettre, je n'ai plus trace de ce que, moi, je lui écris. Quand je
communique par internet (... beaucoup), c'est gardé en mémoire, je peux y
revenir, relire - pas là. Ou alors c'est gardé en mémoire autrement,
c'est imprimé sur un autre genre de support, on fait dans l'immatériel,
là. Je choisis d'envoyer des mots qui ne seront peut-être pas lus. Avec mon amie Lila, on s interroge beaucoup : à qui on écrit quand on écrit ?
Là, dans cette histoire, j'avoue que je perds pied. Délicatesse. Sincérité nue. J'écris et j'ignore si ce sera reçu. Écrire sans savoir. Un courrier de Schrödinger : reçoit, reçoit pas ? Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu'il en est. Et je crois que ce pas-savoir nourrit un espace neuf en moi dont j'ignorais encore l'existence - un endroit d'où le contrôle s'est retiré.
Comme la marée.
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Crédit photos : Isabelle Guérin
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