Tissages - Octobre 2021
Marrant comme j'ai été surprise -
j'avais presque oublié, occupée que je suis depuis plusieurs
semaines à pas m'échouer de fatigue, que lorsque j'ai un peu de
temps à regarder passer, je remonte à la surface.
Celle qui a
reparu - sorcière un peu - a les mains qui sentent la sauge, des
monceaux de linge à plier et une bougie rouge au milieu de la table
de sa cuisine en désordre.
|| Courrier de Schrödinger ||
Ça m'a frappée quand j'ai fait un tas
avec toutes les cartes et courriers reçus ces derniers mois : les
couleurs de la jeune fille à la perle et celles des paysages
néo-zélandais se répondent - non, je reformule, des paysages de
Aotearoa - j'ai lu hier ou avant-hier que des autochtones
maoris souhaitent nommer et faire nommer leurs terres par les noms
donnés dans leur langue, pas dans la langue de ceux qui les ont
colonisés. Se (re)donner à soi-même son propre nom, quelle
puissance. Ça me touche profondément, je sais pas pourquoi.
J'ai
écrit une lettre ce matin à mon amie M., c'est très étrange,
c'est cette amie qui ne va pas super bien et j'ignore si elle lit ce que
j'envoie, je me disais en cachetant l'enveloppe que, sauf à garder
un brouillon de lettre, je n'ai plus trace de ce que, moi, je lui
écris. Quand je communique par internet (... beaucoup), c'est gardé
en mémoire, je peux y revenir, relire - pas là. Ou alors c'est
gardé en mémoire autrement, c'est imprimé sur un autre genre de
support, on fait dans l'immatériel, là. Je choisis d'envoyer des
mots qui ne seront peut-être pas lus.
Avec mon amie Lila, on s'est
beaucoup interrogées (1) : à qui on écrit quand on écrit ? Là, dans
cette histoire, j'avoue que je perds pied. Délicatesse. Sincérité
nue. J'écris et j'ignore si ce sera reçu. Écrire sans savoir. Un
courrier de Schrödinger : reçu, pas reçu ? Je ne sais pas. Je
ne sais pas ce qu'il en est. Et je crois que ce pas-savoir nourrit un
espace neuf en moi dont j'ignorais encore l'existence - un endroit
d'où le contrôle s'est retiré. Comme la marée.
|| La transe et le tracteur ||
La
femme assise à ma gauche se tourne vers moi, un sourire jusqu'aux
oreilles, et me dit c'est chouette tous ces gens différents qui se
mélangent mais ce qu'ils dansent c'est n'importe quoi. Ça m'a
agacée - genre ah ouais beau jugement quand même qui a décrété
ce que c'est une belle danse - et puis je lui ai souri parce que qui
j'étais pour juger ses mots et puis sa présence m'a été douce
bizarre j'ignore qui elle est on a juste partagé un moment sur un
banc près d'un parquet plein de gens très enthousiastes, et
d'ailleurs je lui ai dit quand elle est partie merci madame c'était
doux ce moment en votre compagnie.
Juste j'ai pensé, après, non
décidément moi je trouve pas que c'est n'importe quoi. J'ai plutôt
trouvé que c'était parfaitement orchestré au contraire - qui sait
peut-être depuis une instance invisible et ineffable cachée dans
les poutres de la grange, à côté des rangées de poules qui
dormaient imperturbablement au-dessus de la remorque de tracteur qui
servait de scène aux musiciens : au milieu du parquet, ceux et
celles que le rythme emporte que la transe transporte, yeux révulsés
corps ondulants et peaux qui chatoient ; autour, celles et ceux
plus timides qui encadrent, maintiennent, contiennent, font
garde-fous à leur insu (probablement), l'œil plein d'envie
d'ondulations refrénées de bienséance très polie et de folie trop
bien enfermée.
Et moi je suis je ne sais pas trop où, cachée
dans un repli de ce tissu humain dont nous formons la trame -
observatrice, à distance, dedans, le pied alerte sur le bord du
plancher et le corps, assis sur un banc, maintenu immobile par celui
de la fillette endormie indifférente aux trompettes et aux
accordéons et aux cris de joie à ce monde qui bouillonne - pesant
de tout son petit poids sur mes genoux, enroulée autour de ma main
gauche - ma main droite encore libre sur son front et mon corps, lui,
presque enroulé sur le sien.
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|| Phénomène – Écriture automatique ||
... autour des bords, c'est comme de la dentelle - du métal ajouré - et le miroir est liquide je plonge dedans, un lac ajouré, étrange, un lac ajouré ça ne veut rien dire ça me fait penser à une grande toile genre toile de jute dans laquelle une couturière en colère aurait donné des coups de ciseaux rageurs
et à travers les trous de la surface l'eau
s'écoule doucement. Comme des billes de mercure, l'eau, du métal en
fusion. Des billes toutes lisses sur lesquelles je vois mon reflet
déformé, plein de mini-reflets de moi dans des larmes brillantes
pluie de moi gouttes de pluie à la surface d'un lac.
Quand
elles atteignent la surface de l'eau du lac les billes de mercure
fondent et à chaque fois mon mini-reflet ouvre de grands yeux et
s'apprête à brailler à manifester son mécontentement sans doute
il veut pas boire la tasse non non mais ça va pas la tête, la
dissolution c'était pas le plan et puis ben en fait si - et moi je
regarde, très intéressée, ce phénomène plutôt surprenant - vous
ne trouvez pas ?
|| Remonter le courant ||
A contre-courant je viens de sentir
cette expression monter à l'intérieur aller à contre-courant ça
me vient à la lecture de La Femme gelée de Annie Ernaux (2),
elle parle d'engrenage on peut plus reculer, on a beau avoir des
idées anti-patriarcales le rouleau compresseur compresse et je crois
que je saisis peut-être un peu mieux pourquoi je sens cet étau dans
ma poitrine et cette sensation de porter quelque chose de lourd sans
savoir précisément de quoi il s'agit.
Elle m'a dit ça, A.,
il y a quelques semaines, et dans sa voix c'était l'admiration de la
chanteuse pour sa cheffe de chœur, tu nous portes, elle a dit et le
nous c'est cinquante personnes qui chantent en suivant ce que je dis
ce que je fais mes inflexions mon souffle mon regard et ça m'a
interpellée ça, tu nous portes, je vous porte ?
C'est peut-être un
truc à interroger ailleurs dans le reste de ma vie qui me demande de
porter qui quand on y songe c'est vrai ça. Faudrait peut-être voir
à pas porter ce qu'on me demande pas de porter mais comment démêler
ce qu'on me demande de ce que je m'impose de ce que subtilement on
m'a éduquée à m'imposer moi-même - tellement pratique
l'injonction ne vient pas de l'oppresseur t'as vu non non les mains
propres tu es l'artisane de ta propre aliénation - mais comment on
fait comment on fait pour aller à contre-courant déraciner le
dégoût la peur d'être un objet j'ai du chemin à faire pour aller
vers moi mais les autres est-ce qu'ils le font pourquoi j'arrive pas
à faire confiance est-ce que ça m'appartient vraiment ce doute je
sais pas.
Pas dépendre d'un regard apprendre à reconnaître
le rite refuser d'être la mère sacrificielle des enfants et des
autres qui sont plus des enfants désapprendre le rôle imposé -
c'est fatigant de remonter la rivière.
|| De la socio-phénoménologie des salles des fêtes de campagne /1 ||
Ça m'a rappelé des
souvenirs, hier quand j'ai pris ma voiture pour aller battre la
campagne à la recherche de la salle des fêtes de M..
Ça m'a rappelé quand j'étais ado, une fois par trimestre environ ma mère m'emmenait dans les bals folks que mon école de musique organisait dans le canton, généralement dans des salles improbables au fin fond des petits villages perdus dans le bocage vendéen. Je me préparais, je me faisais belle, les grandes jupes qui tournent à l'époque j'aimais bien – on m'aurait jamais vue comme ça au collège ou au lycée, trop voyant t'imagines, mais là je me sentais autorisée -, je sentais monter l'adrénaline, j'allais danser tu vois, j'y allais pour ça parce que, je m'en aperçois aujourd'hui, c'était pour moi la seule façon de pouvoir aller vers les autres, les regarder vraiment, tenir leurs mains – bref là c'est pas le sujet mais y avait de ça : ce soir je sors, je vais au théâtre, je vais vers quelque chose qui me sort du sentier que je bats habituellement et je me suis faite (un peu) belle.
Et en arrivant c'était tout pareil que dans mon souvenir : ralentir dans le village, pas arriver trop vite, prendre le temps d'arriver tu vois, prendre le temps de sentir un peu d'émotion monter encore, il est encore temps de faire demi-tour mais on sait bien qu'on fera pas demi-tour, est-ce que je suis garée au bon endroit, est-ce qu'il y aura des gens qu'on connaît, tu sors de la voiture et tu entends un léger brouhaha oui il y a de la lumière des petits groupes de gens agglutinés déjà des gens qui vont au théâtre entre amis ah ouais et ils ont l'air de s'y connaître, de pas être là par hasard ils vont peut-être voir les acteurs ils se connaissent peut-être une sorte d'entre-soi tranquille, comme quand j'étais ado je cherchais à savoir qui jouait sur scène avant même d'entrer – le violon de M., celui de B., les harpes sont bien là donc G. et J. aussi, et les diatos répètent en coulisses, un petit monde dont je connaissais les contours et qui m'apprenait les miens -, respirer profondément avant de pousser la porte et passer le seuil entre le dehors sombre et le dedans lumineux.
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[De la socio-phénoménologie des salles
des fêtes de campagne /2 - Dis bonjour au monsieur]
J'aurais
pu rester après la représentation, ils l'ont proposé, y a des gens
qui se sont dirigés vers lui et vers elle avec des pas assurés, des
mains qui se sont posées sur leurs bras hey salut tu étais là et
puis moi j'ai observé j'ai pas trop osé c'était presque drôle
j'ai mis ma veste le plus lentement possible, et puis avec mon ami on
a compté jusqu'à dix allez à dix tu vas leur parler on a fait ça
trois fois on a bien rigolé au moins bon on se ressaisit on fait
quoi on peut attendre un peu on est pas pressés alors je commence à
partir à pas de loup et puis on se ravise on revient on se met dans
un angle de la pièce et on observe oh mais non attends je vais dire
quoi en fait salut c'était bien merci ! et puis quoi encore, je sais
pas parler moi le small talk c'est ma hantise absolue
(hantise absolue, à prononcer avec la voix rauque de Dark Vador s'il
vous plaît c'est mieux pour l'ambiance), j'ai pas osé
pour cette fois.
Mon ami m'a dit comme ça (franchement c'était un coup bas de sa part, il est encore plus timide que moi) on n'a qu'une vie ça m'a foutu un coup au cœur tiens oui on n'a qu'une vie pourquoi j'ose pas aller vers les autres juste pour leur dire bonjour c'était bien merci ? Ça me fait penser à mes profs de quand j'allais étudier en Espagne, j'y suis allée régulièrement pendant cinq ans ben c'est juste la dernière année que j'ai osé attendre un peu plus à la fin pour simplement leur dire merci c'était bien au revoir, avant je me sauvais comme une voleuse attends tu vas pas croire que ce que tu as à leur dire c'est important vas-y cache-toi bien et va imaginer dans ta chambre ce que tu aurais pu leur dire de tellement beau qu'ils en auraient chialé d'émotion – ben la dernière fois en Espagne je me suis pas cachée c'était bien c'était simple c'était pas compliqué et c'était important tiens la prochaine fois que j'irai au théâtre j'oserai peut-être un peu mieux.
|| Vigilance ||
La peur de tout
perdre l'angoisse de ralentir la faim tout vivre tout tout n'en rien
manquer
présence à tout à soi à toi à eux aux brins d'herbes tiens Whitman s'invite ah non lui son recueil de poèmes c'est Feuilles d'herbes
non pas poser de livre supplémentaire sur la commode près de mon lit non la frustration de ne saisir que des bribes du monde mon monde à moi pourrait peut-être me suffire mais celui des autres et voir le monde par leurs yeux à eux
et - après quoi je cours si vite une furie en plein vol ça pourrait ressembler à moi je crois ces temps-ci, et dire que, cet été, je m'inquiétais d'être si lente et si dolente.
Vigilance accrue m'obliger à faire pause soleil chaise longue la sieste me cueille pas prévue j'ai pourtant des trucs à faire je sais pourtant que
vivre ça n'est pas seulement faire - y a un moteur qui s'emballe c'est moi c'est qui c'est quoi cette faim cette peur de pas avoir suffisamment vécu.
Bizarre de pas l'avoir formulé au présent - cette peur de ne pas suffisamment vivre - parce que jusqu'à preuve du contraire je suis vivante m'sieurs dames, revendication haute le point levé ouais - je veux vivre, vivante.
|| Vertige ||
Je compte. Hier,
il y a vingt-et-un ans c'était un vendredi 13. C'était le jour du
premier pneumothorax, 11h30 en cours de philo, zéro signe
avant-coureur, deux mois avant le deuxième pneumothorax.
Hier
il a choisi de rester à la maison et nous on a fait une balade dans
la forêt l'automne est belle, et j'ai songé à moi petite huit ou
neuf ou dix ans je dirais, j'avais choisi de rester à la maison
aussi, et je savais que peut-être je regretterais de rester, ma mère
avait dit que ça serait peut-être l'une des dernières balades de
l'année, je sais plus précisément - depuis ce jour-là je crois un
petit bout de moi est en suspension n'a pas encore vraiment choisi
rester ou y aller juste la balade au dolmen au bout du chemin on y
est retournés un nombre incalculable de fois après ça mais
j'hésite encore je crois, coincée dans un repli du temps qui a
oublié de passer.
Pas de rapport logique entre les deux
événements - du moins je ne crois pas. Qui sait, c'était peut-être
un vendredi 13 d'un mois d'octobre, quand j'avais huit ans ou neuf ou
dix, je pense pas que personne pourra jamais me le confirmer.
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Marrant comme j'ai été surprise -
j'avais presque oublié, occupée que je suis depuis plusieurs
semaines à pas m'échouer de fatigue, que lorsque j'ai un peu de
temps à regarder passer, je remonte à la surface.
Celle qui a
reparu - sorcière un peu - a les mains qui sentent la sauge, des
monceaux de linge à plier et une bougie rouge au milieu de la table
de sa cuisine en désordre.
|| Pleine lune ||
C'est pas moi qui ai pris la photo, c'est la photo d'une carte postale que je me suis envoyée à moi-même quand je suis allée en Irlande, il y a deux ans. Ouais, je m'écris aussi à moi-même parfois. Bizarre, pas bizarre, chais pas, j'ai l'impression que parfois je fais des trucs bizarres mais en fait ma soi-disant bizarrerie est souvent très partagée - tant mieux.
C'est la falaise au-dessus de laquelle j'imagine une espèce d'autel sauvage en pierres, avec le ressac de l'océan qui bat au pied des rochers et les dieux perdus des rites anciens qui remontent des profondeurs de la terre, c'est la pleine lune genre là maintenant je crois quand j'écris, j'ai lu qu'elle est en bélier et ça tombe bien y a plein de moutons en Irlande j'ai pas fait exprès.
Le bélier il fonce, faut le prendre par les cornes comme le taureau et il se passe quoi - on défonce la falaise allez et le silence qui fait comme un mur de pierres on casse tout et depuis le dedans de l'île il monte un chant très doux dans une langue que plus personne ne comprend mais qui nous raconte à quel point on s'essouffle d'avoir perdu la mémoire - enfin je crois que c'est ça.
La chanson est douce et la lune aussi, j'essaie de retrouver les paroles.
Lâcher tout ce qu'on peut, donc, si c'est bien ça le plan - ce qui alourdit et ce qui, paradoxalement, empêche d'imprimer un peu plus de soi dans le monde.
|| Soliloque ||
Me vient une
pensée entêtante je tourne en boucle depuis quelques semaines avec
ce mot - tu nous portes elle a dit, on chante sous ta direction et tu
nous portes tu nous soutiens on est suspendu-es à tes gestes ton
regard ton souffle - tu nous portes et ça me fait en ouvrir un
paquet de portes - qu'est ce que j'ai un jour décidé sans le savoir
de supporter pour être plus légère qu'une plume, invisible aux
regards, inaudible souris - ne pas déranger ne pas peser - je suis
là pourtant - pardon je vais disparaître ne pas laisser de traces
tu n'auras rien à penser de moi rien à penser pour moi - ne regarde
pas rien à voir rien à entendre - alors je porte la voix des autres
l'absence le vide la terreur - je joue la partition du tout va bien
parce que - je ne sais pas pourquoi - je porte malgré moi le poids
du qu'en dira-t-on de la peur du regard de l'autre de la
respectabilité de bon aloi des apparences parfois trompeuses faut
bien qu'il y en ait une qui tienne le choc si les autres s'effondrent
- la sanctification n'est pas loin - je porte à l'intérieur la voix
réprimée de folies dont je n'ai pas idée de rages sanglantes de
poings serrés cassés de hontes jamais dites - je suis celle qui a
dit oui quand elle ignorait pouvoir dire non - oui je vais porter vos
voix faire taire la mienne - et non et si d'un seul coup je
renversais la table je ne joue plus les règles sont obsolètes je
rebats les cartes - en suis-je seulement capable - je ne sais pas
encore à quoi ressemble celle qui un jour s'est escamotée aux yeux
du monde - c'est un désencombrement sans fin - l'heure du sacrifice
ne sonnera pas l'agneau s'est levé et il galope, le bougre.
Avoir un peu peur d'envoyer une lettre pour dire des belles choses vulnérables.
|| Le présent des photos ||
Sur
la photo d'il y a dix ans que j'ai retrouvée il y a pas longtemps,
il est tout petiot avec ses cheveux dans les yeux, il a huit ans, il
regarde le monde avec des grands yeux et beaucoup de silence, il est
impressionnant de présence déjà. Je l'adorais. En face, près du
piano, j'ai encore ma grande tignasse d'un mètre de longueur que je
détachais pour les grandes occasions. Il m'impressionnait – au
sens premier du mot - comme quelqu'un dont on se dit confusément
qu'il a déjà vu on ne sait pas quoi et qu'il vient nous en rendre
compte.
Le mois dernier, il m'a reconnue, je savais qu'il
serait là, il a dix-neuf ans, il m'a fait un immense sourire et on
s'est serrés fort dans les bras.
Il est toujours
impressionnant de présence, musicien professionnel presque, ses yeux
toujours aussi noirs et doux, il n'a pas oublié le chœur d'enfants
dans lequel il a chanté et qui, moi, m'a appris à faire valser les
grands préceptes savants appris à la fac et à expérimenter ce que
c'est, en vrai, faire chanter des petits groupes d'enfants – en
gros : fais-les rire, chante avec eux, respecte qui ils sont,
montre les progrès des un-es et des autres, écoute leurs idées et
guide-les pour les mettre en pratique, apprends d'eux autant qu'eux
vont apprendre de l'expérience – s'ils repartent en chantant à
tue-tête dans les couloirs, c'est bon signe – et il est en train
de devenir ce qu'il était déjà, aucun doute possible, il y a dix
ans.
Je suis émue, bordel.
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À force de réfléchir à ce que ça
me fait de revoir mes anciens élèves, je rêve de mes anciens
profs. De B. particulièrement, elle nous faisait chanter, j'adorais
ses cours et je crois qu'elle m'aimait bien aussi. J'ai pensé à un
truc tout à l'heure, ça m'a troublée, la dernière fois que je
l'ai vue, j'avais dix-neuf ans - l'âge qu'a aujourd'hui cet ancien
élève que j'ai retrouvé récemment – et c'était il y a dix-neuf
ans.
J'ai retourné tout internet, je n'ai pas trouvé trace
d'elle - dans mon rêve, c'était poignant, on se serrait dans les
bras et elle me disait - je sors de la grâce - je lui répondais -
j'y entre. Je sais pas ce que ça signifie, mais j'y entends quelque
chose qui se transmet, qui passe de l'une à l'autre, un relais dont
j'ai pas idée - et qui sait ce qui s'en est transmis à travers moi
vers mes propres élèves sans que je le sache vraiment moi-même
|| Le Samhain (3) qu'on mérite ||
Donc
c'est l'époque où le monde des vivants et celui des morts
communique un peu plus que durant le reste de l'année, il paraît.
Je souscris volontiers à cette croyance - je tiens juste à préciser
que, moi, j'ai l'impression tout le temps d'être sur le seuil, pas
seulement autour du 1er novembre (ce qui peut, par ailleurs,
présenter quelques inconvénients, distorsions et décalages d'avec
la réalité - je ne recommande qu'à moitié). Hier soir, aux trois
amies (sensibles aussi aux échos du temps et des mémoires qui se
transmettent et tout et tout) avec qui j'ai passé la soirée autour
d'un feu et d'une soupe de butternut, je racontais que, à chaque
fois que je passe dans le village voisin, celui avec les ruines
gallo-romaines, j'ai cette impression douce de traverser une strate
temporelle qui aurait oublié de passer. C'est très poétique, ça
me fait pas peur du tout, c'est juste comme ça - j'ai dû en
rajouter un peu, mes copines me voient maintenant très bien en
voyageuse temporelle, les cheveux fous, au volant d'une vieille
DeLorean toute pourrite. Que voulez-vous, on a le Samhain qu'on
mérite.
|| Le Samhain qu'on se donne ||
Le sens du sacré et l'autodérision, ça va bien ensemble - on va quand même pas se mettre à prétendre qu'on a des certitudes sur la vie, non plus. Je tiens néanmoins à préciser (encore préciser, z'avez vu) qu'on a allumé un feu, qu'on a lu un texte de Rêver l'obscur de Starhawk (4) (j'adore avoir vu mon exemplaire du bouquin posé sur un siège de jardin sous le vieil orme, c'est de l'outillage écoféministe concret tangible cette affaire, pas seulement de la théorie), qu'on a évoqué les morts de l'année et qu'on a ri et chialé et tremblé ensemble, qu'on a parlé très sérieusement de trucs "glauques" (c'est devenu le nom de code quand l'une de nous souhaitait aborder un sujet sensible ou tabou) - une vraie soirée funèbre tellement vivante et douce, rigolote aussi et émouvante parce que c'est le deal de cette période aussi - mettre un peu de vent dans les voiles (ceux d'entre les mondes, faut suivre) et faire avancer nos équipées sauvages.
Y a la beauté qu'on se
donne à voir, aussi.
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(1) Vivant-e-s, lettre de nous (Lila Lakehal et moi-même) à vous, projet artistique, épistolaire et littéraire en cours - il est toujours possible de rejoindre le bateau, il vogue jusqu'en juin prochain. Détails pratiques ici.
(2) La Femme gelée, Annie Ernaux, Folio
(3) Samhain ou Samain : mot gaëlique pour désigner la fin de l'été et le début de l'hiver (passage de la saison chaude à la saison froide). Il a été repris dans le vocabulaire de la Wicca (ensemble de pratiques dites "néo-païennes") de la roue de l'année pour désigner le moment qu'on appelle "Toussaint" dans la tradition chrétienne.
(4) Rêver l'obscur, Starhawk, éditions Cambourakis
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Crédit photos : I. G.
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