[Hors temps - Fin 2021]
C'est quand même un jour spécial
astronomiquement parlant, la nuit l'emporte sur le jour c'est la
victoire, et moi j'imagine bien le jour, exsangue, envoyer dans les
dents de la nuit fais gaffe meuf, la roche Tarpéienne est proche du
Capitole dès demain je me rassemble et vais bondir et si c'est pas
demain c'est après-demain - un amour sans nom ces deux-là c'est
l'éternel corps à corps la danse du sombre et du clair.
C'était
beau ce matin le jardin s'est souvenu c'était tout blanc et puis on
a entendu l'oiseau se cogner contre la fenêtre de la cuisine,
retrouvé raide mort devant la maison, qu'en penser rien d'autre que
peut-être c'est un sacrifice mandaté par le vivant lui-même jour
de solstice ben quoi aurions-nous oublié les vieux rites les peurs
archaïques et si le soleil ne revenait pas qu'avons-nous de précieux
à lui offrir pour nous assurer de son retour - c'était peut-être
pas vraiment la peine, là, petit oiseau du jardin, mais qu'est-ce je
sais des équilibres fragiles et des messages que les oiseaux font
passer entre les mondes - ne toucher à rien, surtout, tout cela me
dépasse.
Et faire confiance, aussi, on peut marcher dans
l'obscurité on se cassera pas la figure - suffit d'éclairer les
parois nocturnes à la lampe torche - si j'étais peintre, moi, j'y
dessinerais des oiseaux.
Mail téléphone voiture moyens de
transport moderne immédiateté je vais lui envoyer un message je me
suis dit les distances ne signifient plus grand-chose - c'est
vertigineux il n'y a pas si longtemps un truc aussi simple n'était
simplement pas pensable
Et si le résultat était
l'inverse de celui escompté - je veux dire - cette histoire de
distance abolie
finalement, j'ai besoin de distance pour me
sentir proche
de lenteur pour aller plus vite
Slow down
ils disaient
Les arbres nous disent pareil
slow down
je me disais ça sur l'autoroute ce matin
comment
peut-on imaginer les rencontrer si on passe tout le temps devant eux
à toute berzingue
On devrait faire un effort et s'installer à
leur vitesse
Ils grandissent si lentement ils vivent les
saisons
voire ils sont les saisons - si moi aussi je deviens les
saisons à quoi je ressemble - c'est une belle ambition ça, devenir
les saisons
Et donc - je digresse - les arbres -
simplement essayer de s'approcher d'eux très lentement, en leur
laissant le temps de nous reconnaître - peuple des arbres - avant ce
matin je n'avais jamais saisi la justesse de l'expression - peuple
vivant, parallèle à un autre peuple vivant - je veux être pont
Solstice encore oui, je suis
toujours frustrée qu'on n'en parle que l'espace de quelques heures
pfiou fini mais non on est encore en plein dedans, je suis dans une
sorte d'œil de cyclone bizarre
dans une ville moi la fille de
la campagne je dors pas la nuit parce que j'ai l'habitude du silence
autour de ma maison - et des cris des chouettes, aussi - et que je me
révèle être une espèce de princesse au petit pois d'un point de
vue sonore tout m'agresse les voitures la musique dans les voitures
tard le soir le camion-poubelle du petit matin (m'enfin faut bien)
les espèces de souffleurs avec des moteurs pétaradants des
jardiniers tôt sous la fenêtre quand j'aurais pu me rendormir la
vibration étrange qui m'a réveillée à 4h et demie et qui me passe
dans les os une machine à laver peut-être dans l'appartement d'à
côté
bref aujourd'hui petite balade et puis fatigue j'aurais pu
aller en centre ville goûter la cohue de Noël faire quelque chose
aller vers des gens tout ça
mais rien que l'idée m'épuise
me
suis allongée j'ai dormi
pas de sapin dans l'appartement mais un
livre de Fred Vargas voilà je découvre Vargas dix mille ans après
tout le monde
hier grande balade avec mon amie Lila côte à
côte vers la montagne et la vieille chapelle on a trinqué avec la
Vierge Noire, tisane tiède mais cœurs chauds ça c'est du rituel de
solstice paganerie witchy pas très orthodoxe mais très
spontanée j'ai adoré il faisait froid quand même
ces temps
sont étranges non ? tant pis pour la ville je lis sous mon plaid -
la meilleure façon de les traverser ces temps, la ville ce sera pour
demain - faire quand même provision de bruit et de fracas pour les
prochains mille ans dans le silence de ma cambrousse - et puis,
finalement, savourer l'œil du cyclone
Out of time
On est redescendus en traversant les nuages.
Hier soir, on était côte à côte au dîner, on
regardait les autres, je lui ai demandé ce que ça lui faisait
d'observer tous ces gens rassemblés - sa famille.
Elle a dit qu'elle avait appris que l'une de ses sœurs, derrière sa façade de femme de tête qui peut tout affronter, a peur de la mort et y pense nuit et jour. Une autre de ses sœurs, devant les vieux films familiaux ressortis pour l'occasion devant lesquels on a à la fois soupiré et ri très fort - les gamins sur l'écran étaient là dans la pièce trente ans plus tard et leurs enfants ouvraient des yeux ronds -, en voyant leurs propres parents, morts depuis plus de vingt ans, s'est exclamée ô ma petite maman et c'était tendre et joyeux. On fait des films et des photos, on se demande pourquoi parfois, je crois que je sais un peu mieux maintenant.
On a laissé la neige derrière
nous et j'ai laissé un bout de moi infuser un peu là-haut, hors du
temps ou pleinement dedans je ne sais plus trop. C'était bien.
je le regarde s'endormir - je songe à
tous les moments que ce moment contient
la crise du midi - les
adultes - les deux ours hurlants face à face la blessure de l'un
activant celle de l'autre qui active celle de l'un - le silence qui a
suivi la sidération l'étrange consensus du reste du jour le volcan
s'est ouvert et s'est refermé de quoi allons-nous parler
on a
évoqué les vacances de mon enfance et puis nos cicatrices - les
vraies sur nos corps les accidents qui laissent des traces les
opérations qui font peur - c'était étrange oui le mot est juste -
étrange - cette évocation de nos cicatrices quand psychiquement le
sang coule à flot - il a même dit - on essuie les plâtres - je ne
sais pas s'il a entendu ce qu'il a dit derrière ses propres mots
et
puis dans ce moment doux je retrouve aussi la douceur d'une nuit de
tempête la fameuse celle de fin 99 c'était aussi la fin de mon
enfance - on avait dormi dans la cuisine devant le feu de cheminée,
bougie et radio tranquille dehors le vent faisait tout trembler - le
clan rassemblé l'électricité coupée - oui, m'en souvenir
et
la bougie du dîner la bleue il pense qu'elle faisait partie des
stocks qu'on avait fait durant cette tempête - vingt-et-un ans après
la faire brûler
et la rouge, tiens, encore mieux, je l'ai
toujours vue dans la maison - au moins quarante ans d'âge - faire
brûler des bougies ici ça prend des allures de folle aventure - oui
là on a fait avancer le temps fondre la cire
fondre les
glaces - on a peur des torrents et des rivières qui dévalent par
ici - mais parfois pas le choix faut prendre les rapides - et dans ce
moment doux près de lui qui sommeille je pense aussi à cette nuit
de ses premiers jours, passée devant un feu de cheminée à le
regarder dormir
Le vieux bouquet sec de l'équinoxe de
l'automne d'il y a quatre ans est sur le tas de compost, remplacé
par un bouquet tout frais du romarin que m'avait donné la mère de
mon pote B. il y a quelques années.
Je suis allée marcher
avant le coucher du soleil, le lever de brume était beau - le
Sylvestre de la bascule du calendrier il ne sort pas de nulle part
c'est le grand cornu des rites païens d'avant, le magicien des
passages, celui qui galope dans les nuées et les pans de brouillard
- j'y ai pensé en entrant dans la forêt, tiens voilà pourquoi
c'était important une balade en forêt le dernier jour de
l'année.
Plus tôt dans la journée saisie d'une grande
fébrilité plutôt inhabituelle je dois dire j'ai lavé mes carreaux
oui j'ai fait du ménage du rangement, pas vraiment anticipé tout ça
mais le timing est parfait, j'me suis dit : ben voilà on dépoussière
tout ce qu'on peut de l'année passée et on fait en sorte de pouvoir
voir débouler l'an neuf à travers des fenêtres étincelantes, non
franchement c'est parfait, j'ai le sens du calendrier chevillé au
corps.
Et qu'il nous soit doux, cet an neuf.
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Crédit photographique : I. Guérin
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