[Avril 2022 - Chute de soi(e)]

 Chroniques d'avril - où je ne parle pas encore des vacances vécues mais ça viendra parce que je sens avoir des choses à en dire - parler plutôt de chutes de soi(e), de sirènes, de saumons et de fonds marins, de théorie polyvagale*, d'ateliers d'écriture en cours de résurrection, de dégel et de terre ferme.

 


Lu un message d'une personne qui disait que des trucs parfois l'énervaient - oui oui, disait-elle comme avec un sourire enjoué, parfois je suis énervée - comme si elle essayait à la fois de se convaincre que ce n'était pas mal de se sentir énervée et de revendiquer son droit à l'énervement - ça m'interroge un peu ce truc, ces états qu'on ne s'autorise pas bien, qui sont estampillés politiquement corrects par des censures qui se baladent entre nos dedans et des histoires qui sont pas pleinement les nôtres, ou en fait si, mince je sais pas, qu'est-ce qu'on en sait des histoires dont on croit qu'elles nous appartiennent alors que en fait non pas vraiment - je me demande ce que je revendique pour moi-même, tiens.

J'ai bidouillé un sachet dans une chute de soie pour y glisser la lavande séchée qui vient du jardin de ma mère, et puis j'ai glissé le sachet sous mon oreiller, je sais pas trop pourquoi, et puis sur ma lancée j'ai raccommodé mon set de serviettes menstruelles, cousu il y a quelques années - plaisir minuscule de resserrer la couture des boutons pression et de consolider un ourlet, coutures apparentes rien n'est droit le tissu est fané tant pis, ça me plaît c'est à moi

qu'est-ce qui est à moi qu'est ce que je me raconte - des histoires minuscules de tissus assemblés d'ourlets effilochés de lavande de fragments décousus

je sais pas trop où je vais tiens je revendique un peu souvent le droit de me perdre c'est louche non - je me demande si une moi dans moi ne saurait pas précisément où elle va

je me prends les pieds dans la chute de cette histoire qui m'échappe

un peu


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J'ai interrogé ma mère au sujet d'une crise qui m'a secouée il y a presque vingt ans - j'appelle cet événement crise à défaut de savoir l'appeler autrement et de façon plus précise - j'en avais un souvenir très parcellaire. Une image sans contexte.

Une colère, la nuit, elle a dit, des hurlements que rien ne ne laissait présager, elle se souvient s'être réveillée en ayant l'impression d'entendre une sirène hurler - je sais bien qu'elle ne parle pas de celles des fonds marins mais je ne peux pas m'empêcher de me demander quels hurlements des tréfonds je laisse passer à travers moi parfois.

J'avais tout oublié, en fait, quasiment - bref, elle a dit, avec précaution, tu sais, peut-être c'était une fragilité nerveuse - mais ça se cabre ici quand j'entends ça - je réfléchissais justement à comment on se fait ligoter par des images qui nous collent à la peau - c'est une nerveuse, une force tranquille, un paquet de nerfs, jamais stressée celle-là, toujours fatiguée - que raconte sur moi ma relation à cette part de moi appelée système nerveux - étudiable certes mais seulement parce que j'en suis pourvue - le sujet de l'étude tout autant que son outil - je crois que je récuse aujourd'hui complètement cette image d'être nerveuse, ça m'enferme, c'est peut-être un symptôme, oui, mais est-ce que je me définis par un symptôme, non -

Je veux me donner de l'espace pour interroger le symptôme et le hurlement de la sirène, je ne sais plus trop qui j'étais vers vingt ans et puis j'ai grandi vécu un peu mais je crois qu'elle est toujours quelque part, tapie, la femme-poisson qui déchire le silence et certaines oreilles, pour déchirer il faut une lame - j'ai sans doute des choses à trancher - j'aiguise ma voix à l'écaille.




Ce n'est pas le temps qui manque, elle a dit, alors qu'est ce qui te manque ?

Elle ignore comment répondre, ne sait pas vraiment quoi dire, comment on peut vraiment savoir ce qui manque si ça manque, hein, et elle laisse les pensées s'agglutiner en petits tas poisseux sur la nappe, ah oui, parfois il manque le repos, ou l'argent, ou un surcroît d'enthousiasme, un élan, la sensation d'être utile, la foi, qui sait, une fenêtre sur un jardin, de l'amitié pour soi, des politiques sociales ou alors - elle se retourne, l'œil un peu brillant, oui, je sais ce qu'il manque, un peu de joie.

Ça va revenir, elle dit - il suffit d'un peu de temps.


[Proposition d'écriture par Ecris Simone! - Instagram]


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Depuis ce matin je nettoie la cuisine. J'ai passé quelques heures hier à scroller sur les réseaux comme une furie mais j'y ai rien laissé, je suis en mode furtif, apnée, si je me fais pas remarquer peut-être que l'histoire des élections ce sera un mauvais rêve finalement, pas certaine que ça marche cette stratégie, bref, ce matin en faisant étinceler la gazinière j'écoutais un podcast qui traitait de nos modes de réaction via le prisme de la théorie polyvagale*, et je me suis marrée toute seule : je suis ni en mode fuyons ni en mode agressif, plutôt en mode je fais le mort - plus bouger respirer au minimum imaginer que la source d'angoisse va s'éloigner parce que je l'ignore avec superbe - et puis juste considérer cette réaction comme une intelligence en action, pas nécessairement la plus efficace mais mais mais en tous cas ni plus ni moins celle que mon histoire singulière me permet d'expérimenter - et ça me donne envie de faire un pas de côté, genre pas rester toute seule avec mon immobilité et mon système frozen, appeler à une sorte de dégel, en somme, sortir du froid et jouer au jeu du monde, un peu. 

Ancolie du jardin, il a gelé encore légèrement ce matin.




Est-ce que j'écris quand j'écris, je me demande, les mots fuient ces temps-ci enfin en même temps y a de quoi rester muette le monde est sidérant, non, est-ce que j'ai vraiment quelque chose à dire, ça m'inquiète presque j'aimerais pouvoir dire sans mentir que je noircis des pages et des pages de journal mais je dois me rendre à l'évidence je n'écris pas, je me gargarise de l'idée de mais le puits est à sec, là, et c'est presque un truc honteux alors que je songe à proposer, de nouveau, bientôt, des ateliers d'écriture - j'ai un peu de temps de solitude ces jours-ci je me dis que j'ai besoin de repos et c'est vrai et puis j'aimerais ouvrir un cahier - mais le faire me coûte poser des mots me fatigue c'est sans doute transitoire j'espère en tout cas c'est comme si des pensées affolées volaient dans ma tête comme dans une cage sans trouver la sortie - ma main serait la porte le cahier la clé ou l'inverse plutôt, peut-être juste respirer profondément, cesser de vouloir attraper l'oiseau au vol et le laisser se poser

surtout ne pas poser de point final


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Le jour encore, à huit heures et demie. Prendre les tulipes en photo, celles qui poussent parmi les ronces. Regarder un film. Le bourdonnement de l'ordinateur. Me demander comment me lover dans la nuit. L'angoisse un peu, irrationnelle, quand elle tombe. Me sentir animale à mesure que l'obscurité monte - rentrer dans mon terrier, verrouiller la porte, écouter, fermer les volets tant qu'il fait encore jour. Il est revenu - le rossignol aussi.


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Ce matin, en atelier d'écriture, on a parlé des courants et des marées, de nos peurs de rater, de lucarnes sur le réel et d'eaux stagnantes.

Et c'est drôle parce que de mes courants contraires y a la confiance qui est remontée - confiance en qui en quoi faut pas trop m'en demander - je disais justement hier à une amie que la confiance et moi c'était pas la joie - comme quoi, faut jurer de rien. La confiance c'est comme les saumons, ça remonte les rivières. 

 

J'avais peur de rater le coche, comme la mouche du coche avait peut-être peur de rater le départ de la calèche – conduite par le coche – quel drôle de vocabulaire dis donc, vaguement ridicule suranné passé de mode – que se passe-t-il lorsque j'embarque, lorsque je ne rate pas le départ, lorsque je suis là au rendez-vous fixé sans moi ?

Pas de retard, pas de départ différé, maintenant ou jamais – o tiens donc j'ai déjà entendu ça quelque part éructé d'une bouche au rictus tordu, moi je vais vous dire un truc : je crois que je revendique la possibilité du retard, de louper la marche le train le départ, je crois que je m'autorise l'itinéraire bis la voie touristique le chemin alternatif – alternatif comme le courant, peut-être comme un contre-courant invisible pas perceptible à l’œil nu improbable.

Est-ce que ça existe vraiment, les contre-courants, si ça se trouve ça n'est que le fruit de mon imagination – j'imagine un courant sous le courant, celui que peut-être prennent les saumons pour remonter la rivière revenir au point de départ, point du jour point de côté point de quartier point point point je cherche un mot, un point de quelque chose champ sémantique de la couture, un point pour tisser ou ravauder, ce mot m'échappe, tant pis, les saumons s'en occupent, il tissent la toile qui ne s'effiloche pas – soulagement.




Qui ou quoi pense quand je pense, la bonne question, hein, je leur ai dit ça jeudi, je sais pas mais ce que je pressens c'est que les choses ne sont pas aussi distinctes qu'on l'apprend, le mental le corps tout ça, les nommer et les distinguer c'est chouette mais ça provoque aussi le morcellement un peu, enfin je crois, je sais pas. Je traque l'interstice par lequel m'engouffrer là où je n'ai plus de mots mais où je persiste dans la recherche de comment exprimer ce qui peut-être ne peut pas être dit, ça me rappelle une image, je sais plus d'où elle vient j'ai dû lire ça il y a longtemps, si on trouvait le mot exact pour nommer une armoire, le meuble nous tomberait sur la tête à chaque fois qu'on le prononcerait, est-ce que c'est un proverbe oriental je ne sais plus dites-moi si vous avez la référence ça me titille.

Je veux dire que je veux me garder de savoir, y a des trucs on les sait et c'est tout moi je crois que ce qui m'intéresse c'est justement un truc à côté de savoir - même si parce que je suis du genre anxieuse savoir parfois ressemble à une bouée que je refuse de lâcher j'ai un peu peur des fonds marins quand je vois pas bien dessous et pourtant c'est là que mes mots m'entraînent quand je les laisse s'agencer
c'est bizarre


Chez le médecin hier j'ai pleuré et puis il a écouté et c'était chouette comme toucher la rive pas besoin de m'agripper à la bouée comme une noyée le sol est un peu plus ferme
 

Je crois que je n'ai jamais vraiment marché en terrain sec
je vais devoir apprendre



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* Théorie polyvagale (Stephen Porges) : théorie qui s'intéresse au fonctionnement du système nerveux autonome, et aux relations entre système nerveux et comportements sociaux ; ces travaux ont ouvert des champs d'application au traitement de l'anxiété, de la dépression, du trauma, etc.

Mandoline Wittlesey, éducatrice somatique (chaîne Youtube - en anglais et en français)

 

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Crédit photos : I. G.

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